Incompréhensible

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Ils marchaient dans les rues de la ville. Elliot, peu assuré, cherchait l'adresse qu'il avait choisie à la hâte sur internet avant de partir. Derrière lui, avançant à une distance raisonnable, l'autre regardait tout en semblant ne rien voir.

L'air sentait l'essence et la pluie, la cigarette et la pisse de chien, et le vent qui s'échappait des bars portait avec lui des relents de bière tiède. L'odeur de la nuit, du métal, et de l'air, juste après la pluie. Au loin résonnait la pulsation régulière de hauts talons claquant contre le goudron. Les sirènes du SAMU, la vague plainte d'un chien mourant, les chansons à boire et les musiques des boîtes, et le vacarme tonitruant des motos qui filaient éclater tout au bout de la nuit. La violente caresse d'une obscurité froide, trouée de temps en temps d'un lampadaire aveugle. Le regard jaune d'un chat trop maigre, couché sur les mégots et les chewings-gums écrasés. Les soubresauts glacés d'un SDF surpris par les fraîches nuits d'automne.
La ville avait froid, la ville avait faim, la ville était malade. La ville était sale, pourrie jusqu'à la moelle. Elle se vautrait dans sa propre puanteur. Elliot eut un frisson de dégoût et de haine.

Finalement, le jeune homme poussa la porte de ce qui ressemblait plus à un café qu'autre chose, et demanda une table pour deux. Près de la porte, à côté de la baie vitrée bien sûr: intrus gênant ou pas, Elliot restait Elliot.

Une serveuse arriva, un immense sourire peint sur ses lèvres rouges. Elliot la dévisagea avec l'angoisse que lui causaient les inconnus, sans même se demander s'il la trouvait jolie. À en juger par la moue peu impressionnée qu'affichait son invité elle ne devait pas l'être, pourtant elle portait haut sa tête blonde et ses yeux bien fardés, affichant fièrement sa forte poitrine et sa taille mince.
"Vous désirez? s'enquit-elle d'une voix aigue qui lui fit mal aux oreilles.
-Bonjour, salua-t-il, nous voudrions commander.
-Bien sûr, je vous écoute.
-Pour moi, ce que vous avez de moins lourd, je n'ai pas faim du tout.
-Une petite salade?
-Ça sera parfait.
-Et vous monsieur? sourit-elle (comment était-ce seulement possible de sourire à ce point?).
-Euh, je... bégaya Louis, comme pris de cours. Je prendrai, euh... la même chose!
-Deux salades petites, bien! Je vous apporte ça tout de suite", s'exclama-t-elle avant de s'éloigner en faisant claquer ses talons contre le carrelage jaune.

Elliot, déstabilisé, regarda son invité qui fixait la ville, la joue collée à la vitre, sans dire un mot. Mille questions traversaient son esprit agité d'une violente tempête. Qui était-il vraiment? Que lui était-il arrivé pour qu'il devienne à ce point mystérieux? Était-il un génie, un fou, un romantique? Et il se demandait comment. Comment un être humain vivant, de chair et d'os et de larmes et de sang, avec une gorge qui respirait et un coeur qui battait, pouvait par trois tenter de mettre fin à ses jours?

De plus, il était loin d'avoir l'apparence à laquelle le jeune homme se serait attendu. Il aurait imaginé un adolescent plus jeune, de quinze/ dix-sept ans, une fille gothique aux yeux rougis par la drogue et aux joues creusées par les anxiolythiques. Au lieu de cela, il se retrouvait face à un jeune homme d'une vingtaine d'année, exagérément maigre et presque apathique. Evidemment qu'il se trouvait démuni! Quelle idée saugrenue avait saisi Viktor lorsqu'il le lui avait présenté, quel était son plan? En avait-il seulement un?

Il fallait dire que le frère du jeune homme avait parfois des idées pour le moins atypiques. Un jour, il y avait de cela des années, il lui avait demandé de lui raconter quotidiennement ses rêves, comme si cela eut pu servir à quelque chose. Peu après, il agita une pomme sous ses yeux, lui demandant ce qu'elle pouvait évoquer pour lui. Une autre fois encore, il fit tanguer sous son nez une montre et prétendit l'hypnotiser. Elliot ne garda pas vraiment le souvenir de cette dernière expérience, cependant il se rappelait clairement du visage choqué et terrifié de son frère lorsqu'il s'était réveillé. Depuis lors, il n'avait plus jamais été question d'expérience bizarre. Elliot n'avait pas posé de question.
Elliot ne posait jamais de question.

"Tu ne manges pas beaucoup, hein?
-Toi non plus."
Toujours le même ton de constat, simple, sans reproche.
"Tu n'as pas faim?"
Hochement de tête négatif.
"Pourquoi?"
Haussement d'épaules.
"Non, ce n'est pas une réponse, ça. Je t'ai demandé pourquoi.
-Pour rien, j'ai juste pas faim, laisse-moi tranquille!"

Elliot sursauta, surpris. C'était la première fois que son interlocuteur haussait la voix. Il observa son visage et vit qu'il était tendu. Fronçant les sourcils, il tendait le cou pour tenter d'entrevoir ce qui se passait derrière le jeune homme. Un éclat de voix retentit dans son dos, et il se retourna avec apréhension.

Derrière eux, un groupe d'hommes rubiconds, aux rires gras et avinés, s'emportaient bruyamment. L'un d'eux, l'air particulièrement stupide, serrait dans son énorme main le poignet de la serveuse blonde. Celle-ci tremblait, peu assurée face à l'insistance des clients.
"E-excusez-moi, protesta-t-elle, je dois retourner travailler...
-Oh, allez ma jolie, tu veux pas faire une pause? Viens, on va s'amuser tous les deux... On va faire un tour en moto, tu veux monter avec moi? Je peux te montrer mon chez-moi ma belle, c'est très beau chez moi, tu sais!
-S-s'il-vous-plaît, lâchez-moi...
-Oh, allez mon ange, ne me fais pas insister s'il te plaît..."

Un bruit aigu retentit. Tous dans le restaurant sursautèrent, l'homme lâcha la serveuse qui se réfugia derrière le bar en tremblant. Surpris, Elliot se retourna vers son invité -et ouvrit grand la bouche de surprise.
La main en sang, le jeune homme serrait encore les débris rougis du verre que quelques instants auparavant il portait à ses lèvres.

"Louis... souffla nerveusement le jeune homme, ébahi. Putain Louis qu'est-ce que t'as foutu..."

Il écarquillait des yeux furieux. Mais l'autre ne répondit pas et se précipita en tremblant dans les toilettes du restaurant. Agacé, l'hôte se rendit au comptoir, paya les verres et l'addition, et présenta des excuses maladroites à la serveuse terrifiée.

"Putain mais t'es vraiment barge! Qu'est-ce qui t'est putain de passé par ta putain de tête? T'as éclaté un putain de verre avec ta putain de main dans un putain de restaurant! T'aurais pu finir éborgné ou blesser quelqu'un! Non mais tu te rends compte à quel point c'était inconscient?"

Cela faisait dix bonnes minutes qu'Elliot s'énervait tout seul, conscient qu'il parlait à un mur. Sa voix s'enrouait, cela faisait des années qu'il n'avait pas à ce point haussé le ton. L'autre ne répondait pas, baissant les yeux, et cela agaçait d'autant plus le jeune homme.

"T'es vraiment inconscient, tu saignes ducon! Non mais qu'est-ce qui t'est passé par la tête? Tu t'es dit "oh tiens, un verre, et si je le serrais jusqu'à le casser pour voir ce qui se passe?" Tu saignes tête de noeuds! Putain mais t'es vraiment barge, t'as fait peur à tout le monde! Plus jamais je reviens ici, non, tu sais quoi? Plus jamais je remets les pieds dans un restaurant avec toi. T'es complètement taré, j'ai pas confiance. Tu vas bien au moins? Tu veux aller aux Urgences? Bordel de merde, mais répond putain!"
Hochement de tête négatif. Bon, au moins il n'était pas trop blessé. Elliot soupira.
"Bordel, je vais tellement flinguer Viktor... C'est quoi ces conneries, qui m'a refilé un dingue? Eh, toi, là, tu pourrais avoir la décence de te vexer ou d'avoir l'air désolé, au moins! Ouais c'est ça ferme ta gueule. C'est sûr que ça va t'aider. C'est pas jouer les muets qui va t'arranger, pauvre con!"

Finalement, il s'arrêta de crier, épuisé. Il n'avait plu de voix. Il était fou de rage.
En vérité, Elliot ne savait pas lui-même pourquoi il s'emportait à ce point. Il était en colère contre Viktor, contre la serveuse, contre Elliot, contre les hommes du bar, contre la brûlure de cigarette sur la table de la cuisine mais surtout, il était furieux contre lui-même et cela le rendait fou. Alors il cria. Il cria et il insulta et il cracha son fiel jusqu'à ce que, à bout de souffle, il finisse par arriver devant la porte de l'appartement.

Alors il poussa sans ménagement Louis dans la salle-de-bain, et il resta seul.
Seul.
Dans l'appartement sombre.
Qui sentait la cigarette.
Avec une brûlure sur la table de la cuisine.

Écoeuré, il se réfugia dans son sanctuaire, et lu toute la nuit. De l'autre côté du mur, dans la salle-de-bain, il cru entendre des pleurs se mêler au bruit de la douche. Mais il les ignora.


Il n'aurait pas dû.

The AshtrayOù les histoires vivent. Découvrez maintenant