Chapitre 1: Roses jaunes

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La première pensée qui traversera l'esprit de Louis fut qu'il n'avait pas froid. Vraiment pas froid. Cela faisait des années qu'il avait froid, douloureusement, à l'en rendre fou, cela faisait des années que l'hiver dormait dans ses veines. Cela faisait des années qu'il traînait ses membres engourdis à travers un désert de neige blanche. Il avait oublié cette sensation d'apaisement et de chaleur. Il la découvrait comme un enfant ouvrant les yeux pour découvrir le jour.

La seconde pensée qu'il lui vint fut qu'il était enfermé. Enfermé, immobile, dans un endroit obscur. Il pouvait sentir quelque chose de lourd, appuyé sur sa poitrine, et qui lui compressait le torse.

Enfin, il remarqua l'odeur. Une odeur enivrante, romantique, ancienne. Une odeur qu'il n'avait pas sentie depuis très longtemps. Le subtil parfum des roses. Il était vivant.
Louis ouvrit les yeux.

Il se trouvait dans une chambre d'hôpital, au plafond blanc et ennuyeux, à la peinture écaillée. À mesure qu'il reprenait ses esprits, les souvenirs lui revenaient. Cette nuit-là, le restaurant, la serveuse, le verre... Un  éclair douloureux lui traversa la main lorsqu'il se remémora cet épisode. Il tenter de bouger les doigts et senti qu'ils étaient entravés d'un bandage.

Il fronça les sourcils. Il avait mal à la tête, il ne voulait pas se rappeler, il voulait dormir encore. Mais les souvenirs, égoïstes, se précipitaient dans son esprit agité. Il pouvait sentir la pulsation syncopée de coeur qui cognait dans sa poitrine. Des frissons lui parcouraient l'échine. Il se souvint d'être allé vomir dans les toilettes, et d'avoir vu un fantôme dans le miroir.  Il se souvint qu'Elliot lui avait crié dessus, des mots dans le vide, des mots de colère et de haine, plus adressés à la nuit et aux ombres qu'à lui. Il se souvint de la lettre, de la fenêtre, de la nuit, et du fleuve. Il se souvint du pont.
Il se souvint de ses pieds se détachant du sol, il se rappela la peur, la terreur qui l'avait pris à la gorge, mais aussi, juste après, le soulagement. Il se souvint de s'être senti planer un instant, hors du temps, les bras étendus dans la nuit comme un grand oiseau noir. Il se remémora la chute.

Puis, il se souvint du choc. Le contact glacé de l'eau contre son corps, le heurtant de plein fouet. La douleur avait été si intense qu'il en avait crié. Il avait cru sentir ses os se briser, son corps se disloquer comme un pantin désarticulé, il avait cru s'écraser d'un coup contre du béton. Il n'avait pensé à rien, il n'avait rien ressenti : la douleur était bien trop intense.

Et puis il s'était noyé. Coulant dans l'eau noire, il avait senti l'eau s'infiltrer dans sa gorge, tandis que son corps livrait  une terrible bataille contre lui-même. Il voulait se noyer, et son esprit désespéré tentait de conserver pétrifié ses membres, mais son corps désespéré voulait vivre, chaque parcelle de lui était en guerre, et ses mouvements n'étaient que vagues gestes désorganisés et chaotiques, tout son être se déchirait en deux. Sur la mince frontière séparant la vie de la mort, assemblant ses dernières forces, il avait lutté, tout au fond de l'eau. Et puis, il avait senti ses poumons brûlants s'emplir d'eau, il avait senti ses forces le quitter, et puis le noir, intense, rien que le noir complet. Il s'était senti sombrer.
Louis n'en fevenait pas d'être encore en vie.

Rassemblant ses forces, le jeune homme se redressa, et regarda tout autour de lui. Il se trouvait bien dans une chambre d'hôpital, mais celle-ci était moins vide qu'à l'accoutumée. Un doux parfum de rose flottait dans l'air. Sur lui, au dessus des draps blancs de l'hôpital, quelqu'un avait étendu une couverture. À sa droite, sur une table de nuit, trônait un immense bouquet de roses jaunes. Surtout, sur son torse reposait une tête brune aux cheveux en bataille, profondément endormi.

Avec précaution, le jeune homme tenta de se redresser davantage, mais l'autre tressaillit et remua dans son sommeil.
"Mmh, murmura-t-il d'une voix pâteuse, non... reviens... reviens... Reviens!"
Il avait crié. Sa propre voix, rauque et terrifiée, sembla le réveiller d'un coup; il sursauta, se redressa et regarda tout autour de lui avec effroi.

Elliot écarquilla de grands yeux en se tournant vers lui. Celui-ci, choqué, ne savait quoi dire et se tut, comme à son habitude. Mais le jeune homme tendit vers lui une main tremblante, et la posa sur sa joue. Louis tressaillit au contact de cette peau brûlante, mais il ne dit rien.
"L-louis? C'est vraiment toi?"
Surpris, il hocha la tête.
"Tu es vivant? Pour de vrai?"
Nouveau hochement de tête.
Alors, à la surprise du blessé, il éclata en sanglots. C'était des larmes brûlantes, passionnées, des larmes d'enfant comme il ne semblait pas en avoir pleuré depuis des années. C'était des larmes d'impuissance et de rage et de tristesse et de joie et d'espoir et de soulagement. C'était des sanglots sincères, bruyants et entrecoupés de sanglots virulents. Alors, sans se l'expliquer, Louis se vit tendre une main vers Elliot, et poser la tête brune sur son épaule frissonnante.

Elliot pleura longtemps.
Longtemps, Louis écouta.
Puis, calmement, comme s'il n'avait plus assez de larmes, plus assez d'énergie, le jeune homme se calma, et le silence reprit ses droits. Louis n'avait toujours pas desserré les lèvres. Ses doigts prisonniers, hésitants, glissaient lentement le long du bras tremblant de son... De son ami? Oui, peut-être. Ouvrant de grands yeux surpris, le jeune homme réalisa que cet étrange adulte, à peine sorti de l'adolescence, si frêle qu'un coup de vent semblait pouvoir l'emporter comme une feuille morte, s'était attaché à lui. Mais lui, s'y était-il attaché?
Était-il encore seulement capable de s'attacher à quelqu'un? Il en doutait...

"J'ai eu tellement, tellement peur, murmura Elliot lorsqu'il se fut calmer. J'ai été un vrai con, je suis tellement désolé. Je n'aurais jamais dû, je ne pensais pas ce que j'ai dit, je suis tellement con putain, je suis désolé... Ne me fais plus jamais ça, j'ai eu tellement peur! J'ai cru que tu étais mort, Louis. Quand j'ai lu ta lettre, je... Je suis venu ici tous les jours, j'ai demandé un congé pour le mois, je ne pouvais plus travailler. Je pensais que tu ne reviendrais jamais, que tu étais trop bien là-bas, que tu n'avais plus froid. Et c'est peut-être égoïste, mais je voulais que tu te réveilles, je voulais que tu reviennes, je suis désolé.

Regarde... Je t'ai acheté des fleurs."

La voix du jeune s'étouffa dans un murmure, et un nouveau sanglot se perdit dans sa gorge. Alors, Louis regarda la pièce, la couverture, il regarda Elliot et le bouquet de roses jaunes qui avaient capturé le soleil, et finalement, il souffla:

"Merci."

The AshtrayOù les histoires vivent. Découvrez maintenant