Solstice, dernière partie

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La clef sous le paillasson. La poignée froide à l'éclat argente. Le petit couloir aux murs bleu clair. C'est étrange, le bleu clair dans l'obscurité. On avance dedans en apesanteur, la pénombre ne trouve plus de murs sur lesquels claquer. Il n'y a que l'eau, l'eau bleue autour de soi. La clef sous le paillasson. Le salon qui sent la mer, les aquarelles sur le mur, où quelques voiliers dorment. La petite table, l'un en face de l'autre, c'est Elliot qui servait le thé. Les murs bleus, complètement bleus avec le lustre qu'ils n'avaient pas osé allumer, et l'éclat de la lune sur les poussières qui volaient.

C'est Louis qui parla en premier.

"Tu as vécu ici?
-Oui.
-C'est bien. Les murs ont ton odeur. C'était quand?
-C'était après l'Allemagne. On habitait ici tous les quatre. Je suis parti après la mort de mon père. Ma mère a pris un appartement plus petit dans une autre ville, et Viktor a dû partir aussi, à cause de son travail. On n'a jamais vendu l'appartement.
-C'est drôle. On a l'impression que vous êtes partis hier.
-Le temps n'a aucun sens. Tout est reste exactement pareil, et ça fait des années. Je ne comprends rien.
-C'est le solstice d'hiver. Le temps n'existe pas.
-Non. Ce n'est pas seulement ça, c'est... C'est cet endroit tout entier qui est comme ça. Hors du temps. Je veux dire, on ne peut pas abandonner un appartement juste comme ça. Il finira par être repris, et plus rien n'existera. C'est nous, cette nuit, ici, et complètement hors du temps."

Louis hocha la tête dans la pénombre. Il comprenait. Elliot porta sa tasse de thé à ses lèvres, et sourit au contact de l'eau chaude contre sa langue.

"Pourquoi du thé? demanda Louis.
-Il n'y a que ça, ici. À l'époque, je n'aimais pas encore le café, et mes parents n'ont jamais bu que du thé. Et puis ça m'a un peu manqué. C'est du thé allemand, tu sais. Ça se conserve longtemps. On en avait acheté des centaines de sachets, quand on est partis.
-Tu ne m'as jamais raconté ce qui s'est passé en Allemagne.
-Je ne sais pas si tu as envie que je te le dise.
-J'en ai envie. Et tu as envie de le dire, sinon nous ne serions pas là.
-C'est vrai. Mais je ne trouve pas les mots."

Alors, Louis bu une gorgée de son thé, et un sourire effleura ses lèvres. C'était chaud, sans brûler, sans faire mal. Puis, il se pencha sur la table, et posa son front contre celui d'Elliot. Il plaça ses mains sur les joues de l'autre, et les mains de l'autre sur ses joues. Ils étaient maintenant si proches que leurs souffles s'emmêlaient, et une seule respiration, qui sentait le thé allemand, s'éleva dans l'air marin de l'appartement.

"Raconte-moi."
Alors Elliot raconta.

"Mes parents ont eu beaucoup de mal à avoir des enfants, c'est pour ça que Viktor et moi avons des années d'écart. Je me souviens que ma mère nous appelait tous les deux ses petits petits miracles. "Meine kleine Wundern", elle disait. Parfois, elle me prenait dans ses bras, et elle me répétait qu'elle m'aimait, que j'étais gentil et intelligent et merveilleux et tout ce qu'elle pensait que j'étais, sans raison, juste pour que je le sache. Et mon père, mon père c'était mon héro. Il m'aimait beaucoup, je l'aimais et je l'admirais, c'était...

C'était un grand chevalier, tu vois? Il était censé être un grand chevalier, qui me protégeait, et qui empêchait les autres de me faire du mal... Sauf qu'il m'a trahit."

"Qu'est-ce qui s'est passé?"

"Le chevalier que j'admirais, et qui devait me protéger, était ami... Il était ami avec un ogre." Il eut un petit rire gêné. "Je ne me souviens plus comment il s'appelait. C'est comme ça que je le surnommais, dans ma tête, l'ogre... C'était notre voisin, et un collègue de mon père. Le dimanche, mon frère et mon père allaient jouer au foot, et ma mère venait à la bibliothèque pour travailler calmement. J'étais trop petit pour rester seul à la maison. Et depuis que l'ogre avait emménagé ici, quand j'avais cinq ans, mon père lui demandait de rester avec moi, tous les dimanches, pour..."

Là, sa voix se cassa un instant, mais il reprit dans un murmure abîmé.

"Pour s'occuper de moi."

Louis frissonna. Une larme, ronde et chaude, avait coulé le long de la joue d'Elliot, et sur ses doigts qui le caressaient doucement. Il comprenait. Il venait de comprendre, et cela le mettait en colère, vraiment très en colère. Il avait envie de casser quelque chose. Sauf que la seule chose en face de lui, c'était Elliot, Elliot en larmes, et Louis n'avait pas du tout envie de casser Elliot. Alors il attendit,
Il caressa la joue de son ami avec son pouce,
Et il lui chuchota des mots juste pour le calmer.

Finalement, Elliot murmura:
"Je n'en ai jamais parlé à personne. Tu es le premier et le seul à qui je partage mon secret. Tu es le seul à savoir ce que ce salaud m'a fait."

Louis hocha la tête dans le noir bleuté. Il attendait. Il savait qu'Elliot n'avait pas fini de parler.

"Et je te remercie de m'avoir écouté. Vraiment. Ça fait bizarrement du bien, de parler, de pleurer. Mais... Mais je dois savoir, pour toi. Je dois savoir ce qui te fait mal, s'il y a quelque chose, parce que je tiens à toi et... Oh et puis merde, je t'aime. Pas romantiquement, pas fraternellement ou amicalement, juste... Juste comme ça. C'est différent, toi, nous, c'est juste différent et t'as mal et j'ai mal et c'est n'importe quoi alors j'ai besoin, si tu es prêt, de savoir ce qui s'est passé."

Il tremblait, maintenant. Il était effrayé. Louis aussi avait peur, et il tremblait tout autant, ils tremblaient tout ensemble avec leurs fronts  collés et leurs mains emmêlées et leurs souffles mélangés, avec leurs deux coeurs qui battaient, en syncope, au même rythme. Ils avaient peur.

Mais,

"Je suis prêt."

Louis pris une grande inspiration, dans la pénombre bleu nuit, et commença.

"J'étais un adolescent normal, tu vois. J'avais des amis, une petite-amie trop maquillée, je jouais au basket. Je traitais mal les filles et je faisais des blagues de mauvais goût sur les mini-jupes de ma prof d'anglais. J'étais vraiment con, avec le recul. Je me croyais invincible. Et puis, une nuit, je rentrais de boîte à pied, tout seul dans les rues étroites. On a rarement vu plus stupide. Je m'en souviens comme si c'était hier, c'était en 2011. Tu en as peut-être entendu parler, ça a fait le tour des médias.
Dans la ruelle ce jour-là, il y avait une fille.
Dans la ruelle ce jour-là, il y avait deux hommes.
Dans la ruelle ce jour-là, il y avait moi.

Et je les voyais, et je savais très bien ce qu'ils étaient en train de faire. Je savais que j'aurais dû appeler la police, m'enfuir, crier, ou faire quelque chose d'héroïque. Mais je... J'ai pas pu! Je sais que ça sonne horriblement lâche mais j'étais... Merde, j'étais complètement paralysé. J'arrivais pas à faire un pas, à émettre un son, rien du tout. Elle est morte sous mes yeux. Ils se sont enfuis dans l'autre sens, sans me voir, s'ils m'avaient vu je serais déjà mort.
Je suis resté là,
Seul et débout,
Et je l'ai regardée mourir."

Il y eut un grand bruit. L'un des deux, furieux, venait de renverser la table. Mais l'instant d'après les deux hommes, tout à leur colère et à leur douleur, avaient déjà oublié lequel avait eu ce geste. Ils se serrèrent dans leurs bras, comme pour ne former plus qu'un seul corps, une seule masse de douleur et de sentiments. Et ils s'endormirent comme ça,
Emmêlés l'un dans l'autre,
Sur le canapé bleu foncé du salon.

C'était Louis et Elliot,
C'était Elliot et Louis,
Et c'était le solstice d'hiver dans l'appartement bleu.

The AshtrayOù les histoires vivent. Découvrez maintenant