Ce jour-là, Louis avait un étrange pressentiment lorsqu'il rentra du travail. Son estomac faisait des vrilles contre ses côtes, n'importe comment, sur son coeur à côté de son foie au dessus des poumons entre les intestins. C'était le jour le plus court de l'année. Le soleil venait de mourir, le sombre ciel frissonnait, la lune se levait à peine. Louis frappa à la porte.
Elliot vint lui ouvrir la porte. Avant même de voir le visage épuisé de son ami, avant même de remarquer le désastre chaotique de l'appartement, il sut que quelque chose n'allait pas. À peine la porte s'entrouvrit-elle qu'une vague glacée l'enveloppa tout entier. Il posa son regard sur l'autre. Elliot avait des yeux fiévreux, fiévreux et plus épuisés que jamais. Il frôla sa main en passant, et vit qu'elle était bandée. Son regard caressa l'horloge brisée, les débris de vaisselles éparpillés sur le sol, les pétales et les cadavres de fleurs qui jonchaient le tapis, les meubles, le rebord de la fenêtre. Louis regarda le carreau brisé, à travers lequel la nuit s'engouffrait. Il fallait partir. Le rangement pouvait attendre, ils ne pouvaient pas rester là, Elliot ne pouvait pas. Il fallait l'emmener quelque part où il serait en sécurité. Déglutissant, le jeune homme pris la main d'Elliot et tira de la poche de son ami une petite clef argentée. Puis, il entra avec lui dans la pièce interdite.
Il assit son ami sur un fauteuil. Il avait le regard intense, et concentré sur un point dans le vide, qui le faisait pâlir aussi fort que l'éclat de la lune autour de lui. "Tu te souviens?" Hochement de tête. "Tu veux en parler?" Il nia de la tête. "Peut-être... Peut-être que je pourrais te lire une histoire, si tu veux." Nouveau hochement de tête. "Alors... Laquelle te ferait plaisir?" Un index pâle et fin désigna un petit livre aux pages jaunies, qui sentait l'encre, le papier et la tristesse. La Petite Fille Aux Allumettes. Souriant avec appréhension, Louis ouvrit le roman, et commença à lire.
Sans savoir que ce livre engendrerait une nouvelle tempête, plus vaste, plus violente.
La nuit tapait contre le béton. Des bourrasques d'hiver, noires et violentes, giflaient ses joues empourprées par l'ivresse et le froid. Ses mains tremblaient. Il ne portait rien d'autre qu'un t-shirt et un jean, parce qu'il n'en avait rien à foutre d'avoir froid, parce qu'il pourrait bien mourir de froid, là, tout de suite, au milieu de la nuit paumée dans les ruelles noires, que ça n'aurait pas d'importance. Il neigeait, mais les flocons fondaient en heurtant le béton noir et sale. Des paillettes blanches voletaient et tombaient du ciel pour lui brûler la peau en gouttes de pluie glacées. Elles dessinaient des larmes froides le long de ses joues. Il tenta d'en attraper une avec sa main, mais elle s'évapora aussitôt. Il avait les doigts rougis et engourdis.
Louis s'assit devant les marches d'un immeuble, et décapsula une bière. Il s'en voulait un peu d'être parti, en laissant Elliot endormi dans la bibliothèque de l'appartement en désordre. Il s'en voulait aussi de ne pas avoir laissé de mot; mais ce soir, il ne pouvait pas rester là. Il avait besoin de sortir, de boire comme un ivrogne et de pleurer toutes les larmes de son corps, il voulait sentir le soulagement dans ses veines et faire un coma étyllique, là, maintenant, sur les marches dégueulasses d'un immeuble gris avec des cadavres de bière et des mégôts de cigarettes.
La Petite Fille Aux Allumettes.
La. Putain. De. Petite. Fille. Aux. Allumettes.
Battant des cils, il tenta de chasser les images qui s'emmêlaient dans son esprit -lui, la fille, l'assassin, les tueurs, la fille, lui- en vain. Il avait peur, il avait mal, il était en colère. Le simple souvenir des mots, cruels, imprimés sur le roman lui donnaient envie de vomir. Louis avala une longue rasade de bière qui lui brûla le palais. La nuit allait être longue.
Six bouteilles plus tard, la douleur était partie, mais la colère était toujours là, intense, violente. C'était injuste, c'était une terrible injustice, cruelle et qui faisait se tordre quelque chose dans ses intestins. Il avait la tête qui tournait comme un manège à sensations, ça lui donnait le vertige, et le monde tangua lorsqu'il se mit debout. Ça aussi, c'était injuste. Pourquoi le monde tournait-il autour de lui? Il était presque sûr que l'horizon ne chavirait pas comme ça autour des autres, et c'était vraiment dégueulasse. Louis attrappa une pière, et la lança contre un mur. Oui, peut-être qu'il était immature, mais il était bourré, la neige ne tenait pas, la fille était -la fille était morte et la petite fille aux allumettes, merde!
Louis lança une autre pierre contre le mur. La fille était morte. Encore une autre. La petite fille aux allumettes était morte. Encore une pierre. Tout le monde était mort, en fait. À la fin, tout le monde mourait et lui, lui il restait là comme une putain de statue complètement figée sur place et ça, c'était terriblement frustrant. Contre qui était-il seulement en colère, contre lui même? Pourquoi fallait-il qu'il soit aussi impuissant? Et elles-là, hein, de quel droit mouraient-elles? Elles n'avaient pas le droit de juste disparaître comme ça, si? Est-ce qu'Elliot allait disparaître comme ça, lui aussi? Ah ça oui, il aurait l'air con, si Elliot mourait. De toute façon, ils allaient tous finir par crever, songeait-il en bousillant la peinture défraîchie de la devanture du bar-tabac en face de lui. Tous. Et lui, il ne ferait rien.
Il était totalement impuissant.
Et ça le rendait dingue.
Derrière-lui, un chien aboya. C'était désagréable, comme son, plaintif et agressif. Ramassant une autre pierre, Louis se retourna avec colère. C'était quoi, ce chien? Qu'est-ce-qu'il faisait là, au beau milieu de la nuit, sur le goudron sale et humide qui sentait l'essence et la neige fondue? Pour qui il se prenait, à aboyer comme ça? De quel droit? De quel droit? De quel...
Tout s'était passé très vite. Un instant, le chien s'était tenu devant lui, petit amas de fourrure beige et bruyant où deux yeux noisette brillaient, et l'instant d'après, l'animal était par terre. Parfaitement immobile et silencieux. Titubant, Louis avança, puis tomba à genoux près du chien, au milieu de la route. Il passa la main dans son pelage. C'était chaud, et doux, comme un tapis. Exactement comme un tapis : tout aussi mort. Remontant ses doigts à travers la fourrure beige et un peu terne à présent, il caressa le museau encore chaud, en dessous des deux yeux noisette qui ne brillaient plus du tôt. Sur le collier de cuir rouge de la bête, une main d'enfant avait, longtemps auparavant, écrit en lettres majuscules appliquées: LASSIE. Ravalant sa salive, Louis regarda sa main, collante et poisseuse: elle était tâchée de sang. Et Lassie était morte.
"Qu'est-ce-que j'ai fait, mon Dieu, qu'est ce que j'ai fait", murmura-t-il entre deux sanglots. "QU'EST-CE-QUE J'AI FAIT!" Il prit son visage dans ses mains. Là, sous la neige blanche qui se transformait en pluie, il sentait ses joues tachées de larmes et de sang.
Trois coups contre la porte.
Trois coups.
Violents.
Abîmés.Elliot ouvrit aussitôt. Il n'avait pas l'air surpris, ni fatigué, c'était presque comme s'il l'avait attendu dans l'entrée. Il ne posa pas de questions. Il le laissa entrer, ferma la porte et le pris dans ses bras, sans hésitations, comme s'il avait fait ça toute sa vie.
"Je l'ai tuée, murmura le jeune homme, son front posé dans le creux du cou de son ami. Je l'ai tuée. Elle était là, juste devant moi... Et elle est morte. Je l'ai tuée Elliot. Tout est de ma faute."
Elliot le serra longtemps contre lui, pressant son corps gelé contre sa poitrine. Ses mains, douces et apaisantes, couraient le long de sa colonne vertébrale. Puis, le jeune homme se précipita dans sa chambre, comme s'il s'était soudain rappelé de quelque chose, et en ressorti quelques minutes plus tard, portant un vieux pull de laine qui sentait l'eau de mer ainsi qu'une sacoche de toile.
"Mets ton manteau, dit-il en enfilant le sien. On s'en va.
-A-ah bon? Où on va?
-Dans mon ancienne maison, répondit-il avec un regard étrange.À la mer."
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The Ashtray
RomanceElliot a peur. Il se cache. Il se cache de l'automne, il se cache de l' hiver, il se cache hors du temps. Il pense que personne ne le retrouvera jamais, Elliot. Mais il a tord. Louis ne se cache pas, lui, Louis n'a peur de rien. Louis ne ressent rie...