Chapitre 6 : Gwen

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Je m'enfonçais à travers les branches qui me fouettaient le visage et m'écorchaient les mains. Je n'en n'avais rien à faire.
La pluie tombais de plus belle, mais ça ne suffisait assurément pas à me calmer. Je protègeais le corps de Phil du mieux que je pouvais avec ma cape. Je ne cessais de le serrer encore plus fort contre moi, comme si j'essayais de combler l'énorme vide dans ma pointrine avec ce corps de plus en plus froid.
Mais ce cadavre inerte ne remplacerait jamais Phil. Personne ne le pouvais. Et je devais vivre avec, maintenant.

J'enjambais plusieurs racines de l'un des chênes centenaires qui se dressaient au mileu de la forêt, puis traversais des clairières jumelles, espacées de quelques mètres chacunes. Je zigzagais ensuite entre les étranges champignons bleu-verts qui gardaient le pied de la colline. Finalement, je gravis celle-ci et vis enfin apparaître - entre deux branches de saule pleureur - la Mer. Couper par la forêt était bien plus rapide que de suivre le sentier biscornu qui permettait aux habitants d'accéder au littoral.

Je respirais profondément l'air marin, et descendit lentement la pente douce que formait le sable jusqu'à la mer. Je me souvins, la première fois que Phil m'avait donné rendez-vous sur Seeknoken c'était là, sur cette plage. Il partait souvent en mission seul à cette époque, et je me retrouvais de longues semaines sans lui, à attendre qu' il revienne.

Phil fait, non, faisait partie d'une sorte de guilde de messagers. La Guilde centralisait tous ceux qui souhaitaient envoyer des missives, des colis ou d'autres objets. Puis elle nous attribuait, à nous, messagers, une mission. Il fallait alors se rendre jusqu'au commanditaire qui nous avait été attribué, et voyager rapidement à travers les mers pour délivrer le message qui nous avait été confié. Le destinataire devait alors nous remettre une preuve qu'il avait bien reçu le message, et on retournait à la Guilde pour être payés. J'avais toujours voulu voir du monde, et cette guilde messagère m'avais parue être un meilleur système que les courriers marins, terrestre ou aériens déjà existants (qui confirait sa demande en mariage ou sa déclaration de guerre à une mouette ?!). C'est pourquoi, après avoir rencontré Phil, je lui avais demandé d'intégrer la Guilde. Il m'avait gentiment éconduit, parce que j'étais trop jeune, pas assez sérieuse, pas assez puissante... Mais je n'avais pas abandonné. Pendant plusieurs semaines, je l'avais suivi partout où il allait, de manière plus ou moins discrète. Un jour (où j'avais été très très agaçante), je me souvins qui m'avait rembaré :
- Bon sang gamine ! Si tu n'arrête pas bientôt, je te jure que je te botte les fesses et que je te ramène chez toi illico ! Tu sais que je vais avoir des problèmes avec ma guilde si tu me suis comme ça pendant une mission ?!!!
- Pouurquooaaa ? Lui demandais-je, toute contente qu'il s'adressa à moi et que, en plus, il me parlait de la Guilde.
- Mais parce que ces messages sont sensés êtres secrets et anonymes, lâche moi !!!
- Pouurquooaaa ?
- Parce que notre Guilde n'aurait pas autant de commanditaires si on laissait filtrer toutes les informations !!!
- Pouurquooaaa ?
- PARCE QUE S'ILS PASSENT PAR NOUS C'EST QU'ILS VEULENT QUE LEURS MESSAGES RESTENT SECRETS !!!!!
- Chhhuuutttt ! Moins fort, je croyais que c'était confidentiel et qu'il fallait être discret !?
À la tête qu' il fit, je me rendis compte que j'étais allée un peu loin, et que j'étais à deux doigts de "me faire botter les fesses et ramenée chez moi illico". Je m'éclipsais prudemment pour la journée, ne voulant pas perdre toutes mes chances d'intégrer la Guilde. Heureusement, jour après jour, il se calma, s'habitua à moi, et, il me semble, qu' il se mit même à apprécier ma compagnie. Il me donna de plus en plus d'informations sur la Guilde, et plusieurs fois, il m'entraîna au combat. Car, oui, il existait aussi de nombreuses personnes qui, régulièrement, attaquaient les messagers pour les empêcher de délivrer leurs missives. Je ne pu m'empêcher de penser avec un dur pincement au cœur que Phil en avait effectivement fait les frais.

En bref, un jour, Phil avait présenté ma candidature à la Guilde, et j'avais été prise ! Assurément, j'avais réalisé moins de missions que lui, mais je possédais tout de même une petite expérience. Quoi que, la plupart de mes messages, je les avais délivrés lors de missions en duo en sa compagnie.

Il partait parfois lui aussi, seul, pour des missions plus risquées, et me donnait rendez-vous à des endroits précis sur des îles que nous avions déjà visitées. Lorsqu'il n'était pas là, je m'entraînais. Je devais souvent le rejoindre sur Seeknoken. C'était une île qu' il affectionnait particulièrement car c'était là qu' il était né. Cette mission devait être l'une de ses dernières, voire LA dernière, car Phil était un sénior, il délivrait des messages depuis 30 ans pour la Guilde, et avait largement de quoi finir sa vie (finir, tout est relatif ! Il avait 51 ans...) très confortablement. Un messager était bien sûr tenu au secret professionnel, et chaque mission était payée selon son importance ou sa dangerosité. Mais le salaire minimum était  10 millions de Berry par mission, avec 9, 10, 11 ou 12 missions par ans, et ce depuis 30 ans dans le cas de Phil, je vous laissais faire le calcul ! Comparé aux quelques risques que prennaient les messagers dans leur jeunesse, dès qu'ils quittaient la Guilde ils avaient la belle vie ! Mais... il y avait aussi de tragiques accidents. Des messagers tués par des intervenants prêts à tout pour ne pas voir un message arriver à son destinataire.

Phil était vraiment un homme formidable et il avait toujours terminé ses missions. Il était donc hors de question que je n'achève pas celle-ci, comme je lui avais d'ailleurs promis. Mais avant de partir, il y avais une dernière chose que je devais faire. Phil n'avait plus de famille sur cette île, ils étaient tous décédés, et il m'avait dit un jour qu' il voulait disparaître comme eux.

Alors je récupèrais son petit bateau style pécheur qu' il avait caché sur la plage et qui lui permettait de passer inaperçu lors de ses missions. Je pris l'une des voiles de secours sous le banc, et j'enveloppais avec le corps de mon ami, mon mentor, et assurément la personne qui se rapprocha le plus d'un père pour moi, que je n'avais pas cessé de tenir contre moi. J'attachait solidement la voile à Phil, et Phil au bateau. Puis je le regardais une dernière fois, ses boucles mi-blondes mi-grises fatiguées qui encadrait son visage pâle et plein d'ématomes, sa barbe de trois jours, ses yeux clairs fermés, j'aurais presque pu croire qu'il dormait. Un sanglot mourut dans ma gorge. Finalement, rassemblant mon courage, je sortis la gourde d'alcool qu' il gardait caché sous le filet de pêche en pensant que je ne la voyais pas, et la renversais entièrement sur la voile, le bateau, sur Phil. Pour finir, je poussais l'embarcation dans l'eau, et, juste avant qu' elle ne soit hors de ma portée, j'y jettais une alumette. Son bateau funéraire s'embrasa.

La pluie ne tombait plus sur la mer. Elle tombait sur l'île, mais pas la mer. Ma blessure profonde, pleine de désespoir, grondait encore dans ma poitrine, mais je savais qu' elle finirait par s'estomper.
En me jurant de ne plus jamais m'attacher à personne, je regardais s'éloigner la torche flottante qui consumait le corps de mon seul ami, et, avec, une très grande partie de ma vie ces 10 dernières années.

Je retournais vers l'orée de la forêt, que je comptais longer pour accéder au port. En laissant une larme couler rapidement sur ma joue, je me tournais une dernière fois vers l'horizon où l'on ne voyait plus que de la fumée noire s'élever dans le ciel.
Quand j'entendis un craquement derrière moi.

Nawen et Gwen : Par delà les MersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant