Chapitre 3

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J'ai envie de baffer Salomé, mais puisque ses parents me paient plutôt généreusement pour lui donner des cours, on va éviter. Cette gamine est complètement timbrée. Elle n'a que seize ans et pourtant, on lui en donne facilement dix-neuf. Son comportement, sa façon de s'habiller, ses raisonnements et sûrement ses fréquentations sont dignes de quelqu'un de plus âgé qu'elle ne l'est réellement. Je ne comprends d'ailleurs pas pourquoi elle agit comme ça, elle ferait mieux de profiter de sa jeunesse plutôt que de la gâcher avec des jeunes adultes : on n'a pas vraiment les mêmes centres d'intérêt quand on a seize ans et quand on en a vingt. Les mecs que j'ai parfois vus sortir de chez elle avaient presque mon âge, et il est clair qu'ils n'étaient pas là pour jouer aux dominos – s'ils savent au moins ce que c'est. Je pourrais la dénoncer à ses parents, mais nous avons chacun quelque chose contre l'autre, et c'est en permanence une sorte de chantage réciproque : si je ne dis pas qu'elle s'envoie en l'air avec ces espèces de racailles, elle ne balance pas à ses parents que je préfère les hommes. Ils sont complètement homophobes, ils ont même offert à leur fille un t-shirt de la manif' pour tous à son anniversaire... C'est pour dire. Et comme il semblerait que malgré mon orientation sexuelle, cette petite maligne essaye de me faire du rentre-dedans, elle ne dit rien à ses parents. C'est une sorte d'accord tacite que nous avons entre nous.

« Allez, fais un effort bon sang. C'est pas compliqué, là, et t'as réussi un exercice du même style la dernière fois.

- Oui mais la dernière fois tu venais de m'expliquer, là je me souviens plus !

- Salomé, fais pas ton bébé, t'as seize ans. Et je sais que tu peux y arriver. Concentre-toi. »

Elle déteste qu'on lui rappelle son âge, mais tant pis. Après tout, parfois, malgré tout ce que j'ai pu dire avant, elle a vraiment des réactions de son âge. C'est souvent déstabilisant. Et en cette fin d'après-midi, elle fait vraiment sa gamine. Elle refuse carrément de faire son exercice, en fait, alors qu'elle doit avoir fait ses devoirs pour lundi. Le temps passe vraiment trop vite, j'ai l'impression qu'hier encore nous étions en vacances d'été. Enfin, il faut dire que je suis un peu en vacances perpétuelles depuis quelques mois ; depuis que j'ai obtenu mon diplôme en réalité. J'aimerais être prof de français, mais j'ai un peu loupé le coche pour cette année. Peut-être aussi que j'avais envie de voir autre chose que des élèves pendant un an – ce qui n'a au fond pas changé puisque je donne des cours histoire de ne pas stagner sans rien faire... Mais enfin, c'est toujours mieux que rien.

« Bon, on va mettre ça de côté deux minutes. Tu sais que tu peux plus faire de caprices comme ça, Salomé. T'es en première, l'année prochaine tu passes vraiment ton BAC, t'es assez grande pour comprendre qu'il faut prendre tes responsabilités. »

Elle ne répond pas, mais elle baisse les yeux. J'ai comme l'impression que quelque chose ne va pas, aujourd'hui. Je l'ai peut-être jugée trop vite en parlant de caprice, elle n'a vraiment pas l'air dans son assiette.

« Tout va bien en ce moment ? A l'école, tout ça...

- Ouais.

- Alors qu'est-ce qui va pas ? »

Je ne suis pas psy, loin de là même si j'avoue que des études de psychologie ne m'auraient pas rebuté, mais je peux aussi moins essayer de l'aider un peu.

« Rien. »

Bon, si elle se renferme comme une huître de cette façon, je ne vais pas pouvoir faire grand-chose, c'est certain...

« Tu sais que tu peux tout me dire, hein ? »

C'est pas comme si je ne connaissais pas déjà le plus sombre de ses secrets. Enfin, je crois. J'espère.

Life is a rough draft. [terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant