Chapitre 5

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Jeudi 26 juin 2025 

Les moules-frites cuisinées par ma mère furent succulentes, comme à leur habitude. Nous passâmes une excellente soirée dont la conversation porta sur le prochain départ en vacances de mes parents. Cette année encore, ils resteraient en Belgique pour ne pas effectuer un trop long voyage avec les garçons. Nous étudiâmes sur nos tablettes tactiles toutes les options qu’offrait l’hôtel club de la plage qui les attendait à St-Idesbald. Les heures d’ouverture de la crèche rythmeraient les activités des adultes. Au programme : balades à cheval, tennis, farniente à la piscine et cocooning au spa. Depuis la naissance de Thomas et Hugo, tout tournait autour d’eux ; Luc et ma mère s’étaient un peu oubliés en tant que couple. Je devinais dans leurs yeux un grand désir de se retrouver un peu.

Je me faisais une joie de les voir partir et prendre l’air pendant deux semaines. C’était égoïste, cependant j’envisageais cette séparation comme un soulagement. Moi aussi, j’avais envie d’une pause. Avec les jumeaux d’un côté et ma première année à l’université de l’autre, j’avais rudement besoin de décompresser. Quinze jours sans obligations et sans baby-sitting, avec l’appartement pour moi toute seule : pur bonheur en perspective.

Les petits dormaient depuis longtemps lorsque chacun rejoignit sa tanière, repu et rêveur.

De mon côté, les émotions virtuelles avaient été intenses. Je sentais le poids de la fatigue sur mes épaules et mon cou. L’horloge affichait 23:44 lorsque je me glissai doucement sous ma couette. Je me roulai en boule et n’aspirai qu’à une chose : dormir. Mais mon esprit en avait décidé autrement. Je revoyais en boucle les images et les sensations de mes expéditions dans ALE. Le grand huit transparent qui m’avait fichu une sacrée trouille, le désert et ma transformation, le champ d’or jaune métallique, le gout merveilleux des dattes virtuelles, mon premier combat avec un ABot rhinocéros, le « cimetière des éléphants », comme disait L’Émissaire.

Mais ALE représentait aussi et surtout l’opportunité pour moi de partir chercher mon père. Avec 100 000 €, j’aurais les moyens.

Depuis 252 jours et sa dernière lettre énigmatique, j’étais sans nouvelles de lui. Plus de carnets de voyage, rien non plus à Noël. Je devais gagner la partie. C’était viscéral.

Même s’il y avait eu la chute pour ma mère, suivie d’une longue marche dans les abimes de la tristesse, puis une remontée délicate qui m’avait pesé et moralement ébranlée, mon père et moi avions maintenu un lien fort auquel je me rattachais lorsque je me sentais envahie par des idées noires. Sentiment d’abandon, chagrin, colère m’assaillaient toujours de temps à autre, mais je m’efforçais de les gommer pour les remplacer par l’envie, l’espoir et le plaisir que je ne pourrais qu’éprouver lorsqu’enfin nous serions de nouveau réunis pour vivre ensemble l’une de ses expéditions qui me faisaient tant rêver. Au fond de moi, j’avais fait de mon père un globe-trotter fantastique que j’admirais. En plus de ses carnets de voyage, il me contactait et nous bavardions par webcam interposée. Je vénérais ces instants magiques. Au début, ma mère avait trouvé cela injuste de ma part, mais je ne pouvais m’empêcher de penser que sa vie à lui était beaucoup plus belle et plus excitante que la nôtre, si routinière et si banale. Au fil du temps, elle avait compris que ce lien m’avait probablement sauvée et maintenue dans un équilibre qui devait me permettre d’entrer dans la vie adulte sans trop de traumatismes.

Je me tournai et me retournai dans tous les sens. Mon cerveau ne voulait pas se mettre en position off. Ce programme était fascinant et le monde d’ALE vraiment troublant. L’interface Sensation, c’était une idée de génie. Elle apportait du piquant au jeu vidéo, une dose d’adrénaline supplémentaire sans prendre de risques. Il y avait tous les ingrédients pour que ce jeu cartonne. J’avais très envie d’y retourner. Je pesai longuement le pour et le contre. D’un côté, je pouvais m’entrainer, gagner en maitrise de mon pouvoir, de l’autre, j’étais franchement fatiguée.

ALE 2100Où les histoires vivent. Découvrez maintenant