Le Système Strom

Humains

Anika se traînait derrière sa mère qu'elle devait accompagner faire les courses. Les rayons défilaient avec une lenteur horrifiante. Comment pouvait-on passer autant de temps à choisir un shampoing ? sans parler évidemment des vêtements... Certaines personnes semblent y prendre un plaisir presque malsain tant elles sont inexpressives devant le reflet de leur nouvelle allure. Est-ce vraiment tout ce à quoi les gens aspirent ? avoir la possibilité d'hésiter entre du violet ou du noir tout un après-midi ? Anika se dit alors que les humains demeureront toujours des animaux, en quête de reconnaissance, de nourriture et de sexe, un point c'est tout. 

Madame Wienn attrapa un paquet de jambon. Bien rose, bien mis en valeur par un emballage présentant au consommateur cet idéal de nature que sont la petite feuille de persil et la tomate cerise coupée en deux. Prise d'un soudain besoin de penser à autre chose, Anika lâcha :

"Je vais du côté des bouquins."

Sa mère hocha la tête, les yeux rivés sur des paquet de nuggets. Elle aussi se perdait dans ses pensées.

Il n'y avait rien de très exaltant du côté des bouquins. Anika lut en diagonale les 4ème de couverture de deux ou trois romans plutôt récents juste pour se dire qu'elle n'était pas venue ici en vain puis s'écarta des étalages pour rêvasser un peu plus loin. Elle se rappela finalement que Strom la semaine précédente, lui avait demander de commencer à consigner dans un carnet tout ce qu'elle pensait le plus souvent possible en précisant à chaque fois la date. Il avait alors sorti d'un tiroir de son bureau un cahier d'une centaine de pages, vierge, à reliure en cuir. Sur la couverture était inscrit "Bio-morphisme / Neuro-informatique". Avec un sourire presque chaleureux, le savant le lui avait tendu. 

"Alors quoi ? l'expérience à laquelle vous me proposez de participer, c'est juste une expérience de pensées ? Vous allez étudier mon dossier et le rentrer dans des statistiques ?

- Non Anika, ce carnet est juste pour toi.

- C'est pour quoi alors ?

- Si tu décides de participer à mon projet, il est possible que sans t'en rendre compte, tu perdes...  une part de toi-même.

- Pourquoi est-ce que j'accepterais alors ?"

Anika commença à réaliser qu'elle se trouvait seule, avec un inconnu aux grandes idées, dans un lieu des moins familiers. Instinctivement, elle tourna la tête vers la porte d'entrée du bureau. Elle se trouvait bien trop loin à son goût. L'anxiété naquit en elle, l'excitation aussi. Elle allait enfin faire quelque chose de sa vie. En bien, ou en mal, tout pouvait basculer. Et ce jour-là, elle agita les clefs de son destin sous les yeux de Strom.

"Tu accepterais parce que cette part de toi-même que je te propose d'abandonner, ce serait ton frein vers la perfection. 

- Vous pouvez me retirer mes besoins, mes pulsions, mes envies ? 

- C'est à peu près ça oui. 

- Et j'y gagnerais quoi ? L'absence de souffrance ? Mais j'y perds toutes perspectives de satisfaction aussi alors ?

- Non, pas toutes. Il resterais la satisfaction morale, intellectuelle, émotionnelle...

- Ce n'est pas humain.

- Je n'ai jamais dit que la perfection était humainement envisageable."

Aux yeux d'Anika, cela parut horriblement noble. Sur un point de vue éthique, on lui proposait de devenir celle qui réfléchirait toujours avant d'agir, qui penserait toujours à l'intérêt commun avant le sien puisqu'il n'y aurait plus d'intérêt propre, celle qui aurait le sens moral le plus aiguisé. Sur un point de vue personnelle... Elle serait seule. 

"J'ai le droit de prendre mon temps pour y réfléchir ?

Oui, bien sûr."

Les pas indécis d'Anika dans la grande surface la menèrent au rayon papeterie. D'habitude, elle passait devant avec en tête l'idée que seule l'école et sa passion pour les stylos pouvaient l'amener ici. 

En caisse, madame Wienn déchargea son sac de commissions avec l'aide de sa fille. Elle fut surprise d'y retrouver un carnet de 180 pages et deux stylos.

"Tu as besoin de ça pour les cours Anika ?"

Anika mentit : Oui. Sa mère haussa les épaules et paya.

À peine rentrée, la jeune fille prit la direction de sa chambre et une fois face à son bureau, elle en racla la surface avec son bras, déterminée. La moitié de ce qui traînait là tomba dans sa corbeille à papier, l'autre moitié par terre dans un fracas plastique. Elle tira sa chaise, poussant au passage vêtements et babioles encombrant le sol depuis plusieurs semaines. Elle s'y installa, posa le carnet et les deux stylos  de manière bien alignée sur son bureau, vide pour la première fois depuis plusieurs années. 

Anika ouvrit à la première page. Elle hésita avant de commencer à remplir. Elle savait qu'elle y inscrirait son nom : "WIENN", son prénom : "Anika". Le titre, elle le connaissait déjà aussi : "Rapports de pensées". Mais elle hésitait quand-même. Elle hésitait entre le stylo noir et le stylo violet.

__________

Tu apprécies de perdre ton temps sur mon histoire...
Un p'tit vote ?