La raison gouvernera

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Blerim était en fait resté sur la plage, à un petit kilomètre de sa maison. Anika ne l'avait pas rejoint tout de suite après sa discussion avec le professeur. En fait, elle marchait le long de la rive dans la direction opposée à celle où était parti le garçon. Elle ne regardait qu'à ses pieds, et détournait autant qu'elle le pouvait son attention de ses inquiétudes en surveillant l'enfoncement de ses talons dans le sable et les morceaux de plastique. Il y en avait presque autant que de coquillages. Il lui fallut bien cinq minutes pour qu'elle s'arrête et regarde autour d'elle. Elle était à la plage... Combien de fois avait-elle demandé à ses parents quand est-ce qu'ils s'y rendraient ? Les vaguelettes qui chaque fois redessinaient leurs contours d'algues et de déchets sur le sable la ramenèrent vers ses préoccupations. On était loin des cartes postales vendues par internet et la télévision. Décidément, le paradis sur terre n'était qu'un complot pour garder les petites gens au travail et les grandes aux commandes. Qu'est-ce qu'elle venait faire dans tout ça. Elle, Strom et qui sait Blerim... Ils sortiront de nulle part et feront sourire le monde comme ça, à grands coups d'idéologie plus ou moins neuve, et à très grands coups de science.

Elle y songea encore un peu devant la couleur de l'eau et du ciel. La légère brise semblait apporter la pluie.

Elle finit par revenir sur ses pas, elle abordait alors plus sereinement ces questions d'androïdes. Il fallait prendre des risques, parce que personne à part le professeur ne le pouvait. Personne n'avait les moyens, ni la volonté aussi forte ni le sens du devoir aussi prononcé et une connaissance assez profonde de la Science pour réussir quoique ce soit de l'ordre de ce qu'ils allaient tenter ensemble. Oui, Strom était quelqu'un de bien. Et il fallait qu'il mette toutes les chances de son côté pour réussir. Et si un seul androïde n'était pas suffisant selon lui, elle devait l'aider à trouver d'autres volontaires comme elle, parce que ce n'était plus seulement le projet du docteur mais aussi le sien.

Elle ne remarqua pas qu'elle avait dépassé la maison. Une tâche sur le blanc-gris du sable commençait à se démarquer. Elle plissa les yeux, c'était Blerim, assis en boule, pieds nus au bord de l'eau.

Anika était seule, et elle marchait. Blerim n'avait pas à se sentir menacé, Anika était la faible jeune fille capturée et retenue par le terrifiant scientifique.
Lorsque le garçon la vit, il ne fuit pas mais se recroquevilla un peu plus.

- Tu savais que le Professeur allait venir ?

- Tu as vraiment été kidnappée ?

Anika s'imagina répliquer par "c'est moi qui pose les questions ici" comme dans un film policier mais avisa. On n'est pas dans un film policier, et ce genre de comportement collerait tout à fait avec le profil d'une victime du syndrome de Stockholm. Ou quelque chose comme ça s'imaginait-elle.

- Non, répondit-elle alors, j'ai fugué.

- Non, je savais pas.

Et ils restèrent là, en silence. Comment aborder le sujet ?

- Tu sais pourquoi Salva... Euh... se reprit-elle, pourquoi le professeur Strom voulait te parler ?

Il haussa un sourcil, perplexe, celui du côté d'Anika. Puis il sourit d'un air moqueur.

- Pour me kidnapper non ?

- Très drôle. Nan mais sérieusement ?

- Je sais pas, pour ses recherches ? Genre mes résultats à son test psycho-philosophique qui nécessitent un approfondissement ?

- Et ben pour un approfondissement, tu vas carrément approfondir ouais ! rit Anika.

- Quoi ? Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Tu l'as passé quand le test de Strom ?

- Il y a une semaine...

- Tu connais les travaux de Strom ?

- Il fait de la Bio-Informatique non ?

- Ça t'intéresse ?

- Bof. Mais pourquoi ?

- Parce que tu peux travailler avec nous ?

- Comment ça ?

- Ce test... C'est un moyen de savoir à qui il peut faire confiance. Il n'y a pas de note, pas de réponse attendue. C'est uniquement pour qu'il se fasse une idée des gens à qui il peut parler de son pr... De notre projet.

- Et c'est un projet de quoi ? Interrogea Blerim, cynique. Un projet de philosophie ? Wow, très sensible comme sujet, je comprends que vous gardiez ça secret, ça changerait la face du monde si quelqu'un découvrait que vous avez théorisé une nouvelle conceptualisation de la notion de culture.

Anika, vexée, jeta un regard noir au garçon. Elle ne voulait plus rire.

- Tu vas me prendre au sérieux à la fin ?

- Non.

- Bah super, j'ai rien à faire ici alors, je retourne disserter chez mon prof de philo kidnappeur.

Elle se leva et tourna les talons. C'était clairement une mauvaise idée. Elle devait le convaincre de les rejoindre et finalement c'est lui qui l'en dissuadait. "Quelle conne" se dit-elle. Elle allait se retrouver seule. Encore.

Elle marcha jusqu'à la butte qui séparait la plage des prés où se trouvait la maison. Une fois là, elle tourna la tête une dernière fois vers le rivage. Blerim courait dans sa direction.

- Tu veux entendre ce que j'ai à dire ? demanda Anika qui peinait à masquer la fierté d'avoir réussi son coup.

- Oui...

Strom attendait dans la cuisine. Il regardait intensément la collection de couteaux quand les enfants arrivèrent. Ils le virent dans l'encadrement de la porte. Lui était totalement absorbé par ses pensées il ne remarqua même pas leur présence. Blerim monta dans sa chambre pour préparer ses affaires. Anika rejoint le professeur, moitié rancunière, moitié reconnaissante.

- Savador ?

Il sursauta quand elle entra dans son champs de vision.

- Salvador, Blerim vient avec nous.

- Tu lui as tout dit ?

- Presque.

- Qu'est-ce qu'il ne sait pas ?

- Pas grand-chose.

- Anika... Menaça le professeur.

- Il n'est pas au courant qu'on partira dans l'année, ni où nous allons. Et il ne sait pas comment fonctionnent toutes les étapes du transfert, alors il veut des cours aussi.

Strom était aux anges. Son visage avait gardé son expression froide et autoritaire (ce qui agaça Anika au plus haut point), mais il éclatait de joie à l'intérieur. Elle était son bijou, sa perle, une bénédiction, un cadeau des dieux. Elle était un signe que la fortune était avec lui. Son projet pouvait, non, devait aboutir. Parce que sa protégée était la seule pièce qui manquait à son expérience pour qu'elle s'accomplisse. Grâce à Anika, il n'y aurait pas seulement un, mais deux androïdes pour l'initialisation de leur utopie. Grâce à elle, ses travaux... Leurs travaux, avaient un sens. Grâce à elle, avec sa raison au pouvoir, L'humanité avait une chance. Il en était aujourd'hui certain.

Le Système StromOù les histoires vivent. Découvrez maintenant