Le docteur est en chemin pour l'Institut. Blerim est de sortie. Anika tourne un peu en rond. Elle prend son carnet et y écrit une trentaine de minutes, puis prend le livre qu'elle avait commencé la veille au soir. Un livre sur l'économie, comment "faire tourner" un pays, les problèmes qu'on peut rencontrer et des exemples historiques à retenir. C'est un livre un peu barbant, elle a du mal à rester concentrée très longtemps... Et puis elle commence à fatiguer. Ce rythme qu'elle tient depuis des jours... Parfois, Anika réalise qu'elle perd sa motivation des premières semaines. Apprendre, apprendre, apprendre...
Quand elle ressent le besoin de respirer, elle allume son ordinateur et se remet à coder. Son jeu narratif est maintenant presque capable de tenir une conversation. Il n'a plus grand-chose d'un jeu en réalité. Alors elle le teste, le modifie par-ci par-là pour éviter quelques problèmes de syntaxe récurrents, touche à quelques algorithmes pour les rendre moins coûteux en temps de calcul et continue son implantation de nouvelles fonctionnalités. Le dialogue doit être toujours plus réaliste. Récemment, elle y a également implanté son testament. Après tout, elle allait peut-être y passer. Bon, pour y accéder, il ne suffisait pas de demander à l'ordinateur : "Akina (c'était le nom du programme), quelles sont les dernières volontés d'Anika ?" Dispersé à travers les milliers de lignes de code, un autre algorithme, morcelé, apparemment incohérent, lisait selon une clé de cryptage les sombres pensées de la jeune fille. Ce code ne serait exécuté qu'en des conditions très particulières et le code source était protégé par un autre programme, fait maison également. Enfin bref. On était pas près d'entendre Akina réciter tout ce qui trainait dans la tête de la jeune fille à cette époque.
Pour essayer de continuer à travailler son économie, et ensuite sa sociologie, un peu plus tard sa politique internationale, sa comptabilité, sa physique, ses mathématiques, sa psychologie... Elle intégra à Akina un lecteur de documents. Couplé à son interpréteur de ton et ses méthodes de tri d'informations, l'ordinateur pourrait répondre à la plupart des questions qu'on lui poserait. Du moins elle l'espérait. Strom avait fini par ravaler son aversion pour les futilités ludiques de sa protégée, c'était devenu pour Anika le seul moyen de garder de l'intérêt dans ces matières. Même lui aurait fini par s'en ennuyer.
De plus en plus, Strom allait au labo seul. Il laissait les enfants chez lui. Blerim s'ouvrait peu à peu à la discussion, mais surtout pas avec le docteur. Ce dernier n'avait aucune idée de ce dont ils pouvaient parler ensemble, et le garçon devait avoir peur que Salvador le sache car à aucun moment il ne faisait référence à un quelconque échange avec la chouchoute du docteur dans ses rapports de pensées. Ces rapports justement, étaient d'un froid déconcertant. Beaucoup moins divertissants que ceux d'Anika. Blerim se contentait de décrire qu'il voulait supprimer la souffrance, que les humains étaient probablement incapables de prendre des décisions collectives parce qu'ils n'en savent jamais assez sur beaucoup trop de choses capitales. En fait, il ne transparaissait presque aucune personnalité derrière les mots de l'adolescent. Juste une boule de nerf qui en veut au monde entier.
Un jour que Strom et les enfants étaient tous réunis à table, le téléphone sonna dans le hall d'entrée. Blerim s'était levé d'un coup pour décrocher :
"Blerim, retourne à table, je prends l'appel !"
L'enfant marmonna quelque-chose comme "ça va, je te l'apporte juste" tout en continuant sa course vers le combiné. Strom frappa du poing sur la table. Blerim collait déjà son oreille sur l'appareil.
"Allô ? Derrière grondait la voix du professeur.
- Qui êtes-vous ? Dit l'homme à l'autre bout du fil d'un ton agressif."
Blerim n'eut pas le temps d'allonger la conversation, Strom lui arracha l'appareil et partit dans son bureau. Le jeune garçon connaissait ce regard que le professeur lui avait lancé. Le même regard que celui de son père plein de rage.
S'en suivit un mois exécrable pour Anika. Blerim ne parlait presque plus. Elle qui commençait à trouver de la chaleur dans ses discussions avec lui... Ce dernier même partait presque aussi longtemps en vadrouille que le professeur. Et le professeur parfois ne rentrait même pas chez lui. Elle se retrouvait à nouveau seule. Cette tension entre les deux seules personnes de son entourage l'avait replongé dans cette dépression qu'elle avait connu chez ses parents, quand tout le monde autour d'elle se contente d'ignorer les problèmes des autres, quand finalement, les gens s'ennuient de la bienveillance et qu'ils se contentent de se dire les choses plus par principe que parce qu'elles ont réellement un sens. Elle ne voulait plus de ça.
Alors Anika craqua, elle sortit aussi. Elle savait qu'on ne devait en aucun cas la reconnaître. Donc elle ne partait jamais bien loin. Néanmoins, elle s'autorisait une petite marche de vingt minutes tous les jours où Strom s'absentait. Quand Blerim quittait les lieux, elle attendait la durée qu'elle estimait nécessaire pour sortir de la zone qu'elle s'octroyait pour prendre l'air, et s'en allait. Le quartier était vide mais elle enfilait quand-même sa capuche, juste pour être sûre.
Pendant cette période, Anika écrivait moins. Non pas qu'elle n'avait plus rien à penser, mais toute cette méfiance de la part de Blerim pour Salvador et de Salvador pour Blerim la rendait nerveuse. Elle sentait que l'un comme l'autre continuait de lui cacher des choses, alors pourquoi lui reprocherait-on de ne pas tout écrire ? De toute manière, pensait-elle, Strom ne lit plus que les rapports de pensées de Blerim, à quoi bon me donner autant de mal ?
Parfois, le docteur faisait mine de s'inquiéter pour elle, mais il n'était ni psychologue, ni particulièrement attentif. Cela ne réglait en rien ses problèmes, cela l'encourageait seulement à mieux les cacher : Strom est surmené, il n'a pas besoin d'une râleuse.
Ce cirque dura jusqu'au mois de juin. Parce qu'à partir de cette période de l'année, il faisait beaucoup trop chaud pour que Blerim sorte, et donc qu'Anika sorte. Les deux enfants restaient à la maison, et la confiance, loin du professeur, revint petit à petit.
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Le Système Strom
Science FictionDans un monde qui part en lambeaux, le Docteur Strom a un projet, créer une société parfaite. Et si la perfection n'est pas de ce monde, il lui faut l'inventer. Pour cela, il est prêt à tout. Prêt à repousser les limites de l'humanité. Prêt à repo...