Discrétion

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Elle était là, dans la cuve d'opération, légèrement inclinée en avant. Elle respirait encore mais on avait préféré prendre des précautions. Avec un masque transparent lui couvrant la moitié du visage, une machine mesurait le flux d'air sortant de sa bouche et ajustait en conséquence le taux d'oxygène qu'on lui insufflait par intraveineuses. Pour le reste, son crâne était recouvert d'électrodes et on lui avait introduit des écouteurs dans les oreilles. Avec d'autres appareils branchées à Anika ou à sa cuve, on mesurait continuellement la tension, la composition sanguine, la réception des données de l'architoxine, les taux d'hormones. Petit à petit, elle perdrait ses fonctions motrices. Elle avait pris les pilules d'architoxine il y a une heure. Depuis l'ordinateur de chair, Blerim surveillait le transfert de données d'Anika vers l'androïde. La molécule faisait bien son travail, Strom était émerveillé. De temps à autres, l'adolescente ouvrait les yeux. Rien n'avait changé depuis la dernière fois qu'elle avait cligné des paupières. Tout était resté froid, lointain, tranchant, rugueux, gris. Alors elle refermait les yeux. Il fallait néanmoins qu'elle reste éveillée le plus longtemps possible, l'architoxine devait appréhender un maximum de son fonctionnement cérébral conscient. Pour ce faire, Strom lui parlait dans un micro, lui posait des questions, à propos de politique, de philosophie, de physique. Il posait une question, laissait s'écouler le temps nécessaire à la réflexion, quelques minutes, puis en posait une autre avant qu'elle n'ait le temps de s'ennuyer.

Les climatiseurs assuraient une température de vingt-trois degrés celcius, constamment. Malgré ça, Blerim ne pouvait retenir des frissons. Le docteur était assis face à son jeune assistant, sur une chaise entre la cuve de l'androïde et celle de l'enfant. S'offrait alors au garçon la scène la plus morbide qu'il eut jamais vu. Une mise à mort, lente, et consentie. Il en était complice. De l'avis de Strom, Anika vivrait, vivrait même pour toujours. Mais Anika, elle, allait juste mettre fin à ses jours, et Blerim était garant de son suicide. Un part de lui-même lui soufflait qu'il ne pouvait pas laisser faire ça, mais c'était trop tard, la molécule faisait effet depuis une demi-heure et l'écran de l'ordinateur indiquait qu'Anika n'était déjà plus en capacité de contrôler ni ses jambes, ni la partie droite de son buste. Les données neuronnales avaient aussitôt été converties en code Chaire et incrustées à l'androïde. S'il avait eu le cran de s'opposer au professeur et à la volonté d'Anika, il aurait dû s'y prendre bien plus tôt. Et cette situation le mettait face à ce qu'il devrait probablement vivre un jour ou l'autre. C'est le prix à payer pour continuer l'aventure auprès d'Anika, ou plutôt auprès de ce qu'il resterait d'elle. Comment peut-on en venir à un tel don de soi ? Pour un projet dont les chances de réussites sont  potentiellement nulles et impliquant le suicide assisté d'enfants et d'adolescents ! Quelle folie ! Mais toutes cette science... La promesse de Strom est si... utopiste. Et si c'était possible ? Et si Anika était la fondation sur laquelle serait bâti le renouveau de l'humanité, plus beau, plus sain, plus équitable, plus grand et prospère ? Blerim avait fini par accorder sa confiance au professeur parce qu'Anika l'avait convaincu que sa cause était noble. Il ne fallait pas l'oublier, Anika ne serait plus là pour le lui rappeler, mais il ne fallait pas l'oublier. Anika ne serait plus là, car Anika d'ici l'espace de peut-être 24h, ne serait plus que le système d'exploitation de l'ordinateur le plus atypique du monde.

La veille, en fin d'après-midi, ce dernier avait tenu à passer en revue le code de Blerim pour le transfert. On n'est jamais trop de deux quand il s'agit d'effectuer la sauvegarde d'un réseau de neurones humains. Les deux génies avaient installé l'ordinateur de Chaire que Blérim utilisait pour la programmation dans sa chambre. Ils y relisaient ligne par ligne, cellule fonctionnelle par cellule fonctionnelle la procédure au cœur de leurs travaux. L'algorithme procédait de la manière suivante. Une fois l'architoxine répandue à tout le réseau nerveux, quand une zone du cerveau est intégralement cartographiée, la molécule génère des stimuli artificiels pour chacun des neurones qu'elle contamine. Les neurones ainsi stimulés entrent en relation les uns avec les autres et : 1) transmettent l'architoxine aux neuronnes non contaminés, 2) produisent, en plus de leur signal électrique habituel une onde électro-magnétique mesurée par l'ordinateur de Chaire qui sauvegarde l'ordre dans lequel se font les liaisons neuronales à chaque stimuli. Plus un neurone envoie d'ondes de cette manière, plus il s'affaiblit et ses ondes aussi. Et par un procédé similaire au fonctionnement d'un GPS, l'ordinateur est capable de repérer précisément de quel neurone provient le signal. En mettant en relation les intensités des ondes électromagnétiques, la coordonnée de leur source dans le cerveau d'Anika et l'ordre dans lequel ces ondes sont produites, l'ordinateur de Chaire produit une base de données que l'on peut traduire en raisonnements, réactions psychologiques conscientes ou inconscientes, ou tout autre type de procédure habituellement effectuée par un cerveau humain.

Strom avait voulu double checker la présence de bugs dans le programme de transfert. Impeccable. Il avait alors regardé Blerim avec fierté, qui s'était alors senti gonfler de joie pour la première fois depuis longtemps. 

"Tu peux ajouter la procédure d'isolation et suppression des données relatives à la stimulation de l'hypothalamus et de l'hypophyse ?

- J'isole tout ? demanda le garçon, parcouru d'un frisson."

Ces mots, et la demande d'Anika. C'était là, la contradiction. C'est là qu'il fallait mentir à Strom.

"Tu isoles tout, puis tu tries les données selon le taux d'endorphine, de dopamines, et caetera. Je te fournirai la liste des hormones à mesurer, et un seuil. Si les données reçues corrèlent avec un pic d'hormones dépassant ce seuil, tu supprimes. OK ?"

L'adolescent de cilla pas.

"Blerim, tu m'as entendu ?

- Oui, oui. OK, ça marche.

- Bien. Je repasse voir ça dans combien de temps ?

- Une heure ?"

Strom lui ébouriffa ses cheveux bruns et quitta la chambre.

Blerim avait une heure. Une heure pour coder l'arrêt de mort d'Anika. Il était hors de question qu'il implémente ça. Mais s'il refusait de le faire... Strom s'en chargerait. C'était sûr. Et il l'éjecterait du projet. Il se retrouverait seul, plus que jamais. Il pouvait aussi coder ce que le professeur lui demandait, et ailleurs dans le programme, rendre les fonctions obsolètes ? À condition que Strom ne revérifie pas tout le code. Il ne pouvait pas prendre ce risque.

Quand le savant revint, tout lui sembla opérationnel. Il copia le programme sur un disque dur externe qu'il alla mettre dans son bureau avec tout le matériel restant pour l'opération du lendemain.

Blerim avait espéré qu'il aurait accès à son programme une dernière fois avant le transfert. Non. Salvador avait formellement interdit au garçon d'aller dans son bureau, et de toute façon, il était toujours fermé à double tour à moins que le professeur n'y soit. Ce bureau n'avait pas de fenêtre, pas d'autre moyen d'accès que cette foutue porte. Pourquoi cacher des choses à des enfants qui n'ont plus d'autres raison de vivre que son projet ? Que pouvait il bien laisser dans son bureau de si confidentiel que même ses protégés n'avaient pas droit de connaître ? Au moins, Strom ne pouvait pas changer en douce le code du transfert, seul un ordinateur de Chaire se prêtait à ce type d'activité, et les seuls endroits où l'on pouvait en trouver étaient l'Institut, la chambre de Blerim et le labo clandestin. Pas le choix, c'est  là qu'il lui faudrait agir.

"Si tu ne sauvegardes pas mes désirs, tu nous auras tué toutes les deux. L'androïde et moi."

Le trajet jusqu'au labo s'était fait dans un silence glacial. À l'avant, à côté du professeur, la jeune fille regardait la route, elle était absente, triste, pâle. Blerim, à l'arrière se morfondait. Il avait une vie entre ses mains. Il était plus blême encore qu'Anika.

Pendant qu'Anika se déshabillait entre les cuves, que Strom lui insérait ses aiguilles dans le bras, la nuque, lui enfilait son maque et son bonnet d'éléctrodes avec la délicatesse d'un père pour sa fille, Blerim alluma l'ordinateur. C'est quasiment sous les yeux de Strom qu'il trafiqua le programme de transfert. Il fit vite et bien.

 Anika allait mourir, mais l'androïde vivrait.

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⏰ Dernière mise à jour : Aug 15, 2021 ⏰

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