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Une élégante tortue traversa le ciel, fendit l'indigo de sa carapace blanc immaculé. Au fur et à mesure qu'elle poursuivait son avancée, elle se disloquait peu à peu jusqu'à finir à l'état de masse informe. Il lui manquait désormais une patte, et sa tête venait de subir une douce collision avec un autre nuage. Ce n'était plus une tortue et je n'étais plus moi.

Une douce brise, sûrement un vent fort là-haut acheva la tortue et fit s'agiter l'herbe sous ma tête. Les brins caressaient mes joues, provoquant en moi des fourmillements tant l'envie d'abréger ce contact était forte. Mais mes doigts restaient agrippés à mon pull, les jointures blanches sous la force de ma poigne. Il fallait au moins la douleur de l'articulation fatiguée pour me persuader que j'étais vivant. Et encore, parfois elle ne suffisait pas.

Allongé à côté de moi, le museau posé sur ses pattes avant, Ekko poussait de tonitruants ronflements. Même après plus de deux ans passés en sa compagnie, j'étais toujours surpris face à la puissance vocale d'un si petit être. J'observai un instant ses taches brunes disséminées avec art - bien qu'au hasard - sur ses poils blancs, formant un masque autour de ses yeux. J'étais fier de sa beauté, parce que j'étais son maître, même si ce n'était pas moi qui l'avait choisi.

Mais plus que ça, j'étais fier d'être capable de m'occuper de quelqu'un. Cela m'emplissait d'une joie sans pareil, teintée d'une bonne dose de regret, mais certains jours elle suffisait à couvrir tous les autres sentiments. Et ces jours-là, je levais mon majeur en direction de l'existence.

Soupirant, je reportai mon regard protégé par des lunettes sur le ciel, où toute trace de la tortue avait disparue. Seul restait le vert feuillage du chêne qui bruissait au gré du vent tout en me surplombant majestueusement, et dont l'ombre s'arrêtait juste à côté de moi, de telle sorte à ne pas me cacher du soleil. J'avais chaud, mais pas trop, la brise suffisait à me donner des frissons glacials. Mais surtout, j'avais la sensation quelque peu étrange d'être en paix.

Je n'avais pas ressenti cela depuis bien longtemps, et c'était tout à fait inédit. Mais surtout, lié à l'absence de souvenirs émanant de cet endroit. Elle ne s'y était jamais trouvée, et encore moins en ma compagnie. Je n'y allais moi-même plus que très rarement, cela faisait bien longtemps que la balançoire ne m'amusait plus.

De travers, car une corde était plus longue que l'autre, placée trop haut pour qu'un enfant puisse monter dessus sans aide, elle n'avait aucun charme. Mais le seul fait que mon père l'ait construite suffisait au jeune Lucky que j'étais. J'adorais faire des aller et venues en direction de l'infini, à l'époque il me semblait que mes pieds touchaient le bleu du ciel.

Lorsque je rentrais à la maison, après avoir passé toute l'après-midi à chanter en compagnie des oiseaux, je criais à qui voulait l'entendre que le ciel avait déteint sur mes chaussures. Et je maintenais jusqu'au soir qu'elles étaient bleues.

C'était l'un des seuls souvenirs qui n'était pas entaché par sa présence.

À un souffle de toiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant