Une journée de gaspillée.
C'est ce que je me dis en sortant de ma dernière heure d'histoire du droit, où l'on s'obstinait à faire ingurgiter aux élèves quantité d'informations que personne n'aurait retenu d'ici un mois et qui ne nous serait jamais d'aucune utilité. Cela faisait trop de nuits que je ne dormais pas, ou trop mal, et les heures de récupération m'étaient imposées par mon corps à bout de souffle dans la journée, planquée derrière mon ordi sur les bancs des amphis. Avec cette énergie là, je n'aurais pas mon année, et ce serait un an de perdu; pas le premier, remarquai-je cependant avec sarcasme.Après tout, l'idée de la fac ne m'appartenait pas, pensai-je tout en marchant vers le parking de la fac -où la voiture que mon grand père me prêtait depuis la rentrée défiait les autres par sa touche "vintage"- c'était mon père qui m'avait persuadée à coup de mauvais arguments et d'autorité parentale de m'y inscrire.
Au lycée on m'avait demandé ce que je voulais "faire plus tard". Mais je ne voulais pas "faire", je voulais "être". Être heureuse, et sans attendre "plus tard". Et ça, l'argent n'y pouvait rien, j'en étais convaincue. Ce qui me rendait heureuse, c'était le peu d'amis que j'avais, ma famille, ma guitare, et la musique en général. Mais "on ne peut pas vivre de ça !"Si j'avais accepté de faire ces études de droit, c'était surtout pour rassurer mon père. Il s'inquiétait énormément pour nous -mon frère Scott et moi- depuis qu'il avait quitté ma mère il y a 3 ans et qu'elle essayait d'oublier son désespoir dans l'alcool et la drogue. J'aurais aimé qu'elle prenne sur elle pour s'occuper de son fils, qui avait besoin de sa maman dans ce moment qui avait été tout aussi difficile pour lui, qui n'avait que 3 ans. (Moi j'en avais 15 à l'époque, je pouvais me débrouiller sans elle, et puis nous n'avions jamais été très proches.)
Mais elle avait fui ce qui était devenu un problème pour elle: mon père -qui lui rappelait par sa seule présence ce qui était devenu sa solitude- et par la même occasion nous: ses enfants. Elle avait déménagé à l'autre bout des États Unis et nous avait laissé avec mon père désemparé par son choix à elle qui lui avait alors conféré malgré lui la garde de ses enfants à temps plein. Elle téléphonait de temps en temps, au début, pour "avoir de nos nouvelles". Scott était ravi, elle lui faisait croire qu'elle était seulement partie en vacances pour quelques temps, et qu'elle reviendrait bientôt à la maison. Moi je ne répondais pas. Elle me faisait de la peine mais je lui en voulais trop pour lui offrir le luxe de se persuader que son abandon était un acte anodin.
Maintenant toute ce qu'elle m'inspirait c'était de la haine. C'était de sa faute si c'était arrivé, tout était de sa faute. Je la hais, pensai-je tellement fort que je me surpris à l'avoir dit tout haut, au milieu du parking où j'étais arrivée. Tout en cherchant mes clefs dans un sac rempli de choses inutiles, les souvenirs commencèrent à envahir mon esprit. Une fois installée sur le siège, c'était désormais des images qui me brouillaient la vue. Plus je faisais d'efforts pour les chasser, plus elles venaient me hanter.
Les larmes ruisselaient sur mes joues rouges de colère. Je baissai le par-soleil et contemplai à contre cœur mon visage maculé de traces de maquillage. J'effaçai avec soin ces dégâts, essayai de dompter les mèches folles qui encadraient mon visage, recoiffai mes cheveux qui m'arrivaient sous les épaules, remaquillai mes yeux verts avec un simple mascara qui traînait là et me forçai à esquisser un faible sourire, pour masquer toute trace de tristesse, sans toutefois parvenir à me convaincre moi-même, comme une couche de font de teint qui ne dupe personne quant à la horde de boutons qui y pourrissent dessous.
Il ne devait pas me voir comme ça, il ne me verrait jamais comme ça.Je démarrai le moteur. Et pendant qu'en cette soirée festive de vendredi, les étudiants de mon âge partout autour de moi se dirigeaient -la démarche assurée d'automates- vers des bars déjà bondés, dans la réjouissante perspective ensevelir leur ennui existentiel dans des litres d'alcool ou dans les draps du premier individu venu, je pris ma direction habituelle depuis quelques jours déjà: l'hôpital.
VOUS LISEZ
Ces Poussières Filantes
RomanceHalley vient d'avoir 18 ans. L'âge des fêtes, des aventures, de l'impossible et de l'insouciance ? Pour elle, pas vraiment. Son petit frère est à l'hôpital et, quelles qu'en soient les raisons, elle porte sa part de culpabilité et de remords. Mais...