Chapitre 7

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Mardi 15 février. 14h00. Éclaircies

C'est ça la vraie vie, en fait : rire avec mes copines. Se foutre de tout, bitcher un peu et refaire le monde. Heureusement qu'elles sont là. Mais comment je faisais avant elle ? Ce sont mes soeurs. Pourtant, je ne les connais que depuis dix ans. Avant, je traînais avec les copines du collège. Je pensais que je les garderais toute ma vie. Mais non. Parfois, les chemins se séparent, on se retourne et on se rend compte qu'on est seule, avant de rencontrer d'autres compagnes de voyage.

Me voilà reboostée, mais ça ne m'empêche pas de déprimer sur le chemin vers le boulot. J'ai plus envie de voir leur tête. Même Nadine, à l'accueil, qui est pourtant adorable. Elle est devenue malgré elle le cerbère de l'enfer qu'on appelle l'open space. La voir, c'est tout de suite me ramener dans ma réalité. La pauvre... Pas de sa faute.

Enfin, je râle, je râle, mais je m'aperçois que, sans le vouloir, je trottine vers mon calvaire. Il ne faut pas que je sois en retard pour cette réunion, d'autant que j'aurais peut-être une bonne nouvelle. C'est aujourd'hui que je vais savoir si je prends enfin du galon. Le poste de chef de projet s'est libéré et tout le monde me dit qu'il est pour moi. En même temps, nous ne sommes que deux en position pour l'avoir: Julie et moi.

Julie... Je ne l'ai jamais supportée, sans doute parce que, tout de suite, j'ai senti une hostilité de sa part. Je ne sais pas pourquoi, elle m'a toujours vue comme une menace. Moi, je suis toujours prête à donner de l'amitié, si je sens qu'on peut la partager. Avec elle, j'ai immédiatement compris qu'on ne serait jamais amies.

Et dans mon boulot, si t'es pas une amie, t'es une ennemie... Mon travail consiste  à mettre en valeur une marque, même si le produit n'est pas bon ;). Il faut trouver du positif malgré tout ! Ça, c'est le bon côté. Mais il faut parfois cacher un peu les aspects négatifs du produit. Et ça, c'est ma spécialité...

Je crois, sans me vanter, que je ne suis pas si mauvaise dans ce que je fais. Le problème, c'est que le travail, l'effort n'est pas la seule manière de grimper les échelons et de progresser dans la société. L'année dernière, pour le défilé Dior, j'ai fait 90% du travail. Le partenariat avec Lilly Rose Depp, c'est moi qui l'ai décroché. Mais qui a-t-on remercié ? Ma binôme, Julie ! Pourquoi? Parce qu'elle connait le dir com de H&M et elle a bossé avec Lagerfeld (elle était stagiaire). Que du contact, que du réseau. ça compte, ok. Mais si je n'avais pas été là, ç'aurait été du vent et rien d'autre.

Pour moi, un vrai travail demande de la sueur, des sacrifices, du temps, pas que du blabla... Bon, je dis pas que j'aimerais pas connaître Karl, hein... Je suis peut-être un peu jalouse en fait, je sais pas...

"Bonjour Nadine", dis-je d'un air enjoué en passant le tourniquet avec mon badge.

"Bonjour ma belle". Elle est toujours souriante, je me demande comment elle fait...

Je pose vite fait mes affaires à mon bureau, je me remplis un gobelet de café et je file à la réunion... Ça va, tout le monde n'est pas arrivé encore. Julie est là, bien sûr. On se fait la bise comme deux grandes amies... Beurk... Je m'installe et je sors un bloc note et un stylo, histoire de me donner une contenance, en attendant les boss. Mais il faut que je me surveille. Quand j'ai un stylo et du papier sous la main, je me mets à dessiner des formes, des arabesques, sans m'en rendre compte... Et parfois, je baisse les yeux sur ma feuille noircie de dessins... Ça ne le fait pas trop en réunion pro... ;)

Olivier arrive et quand il est là, peu importe les retardataires, on commence. Au moins, avec lui, ça ne traîne pas.. si on peut lui trouver une qualité, c'est celle-là: ef-fi-ca-ci-té. En même temps, est-ce que je suis obligée de lui trouver des qualités à ce lourdaud ? ;) Si ! Comme dirait Virginie: "Il faut rester positive, sinon on part à la dérive". Elle a raison. Po-si-tive.

Olivier prend la parole : "Bonjour à tous, merci d'être là. On commence par une bonne nouvelle. Eric et moi avons décidé de bouger les lignes, d'encourager les efforts. Vous savez que le poste de chef de projet s'est libéré. Bon, eh bien, il ne sera pas resté libre très longtemps. Julie, si tu t'en sens capable, il est pour toi ! Bravo à toi !

Bon, alors, parlons peu, parlons bien. Où en est le dossier Norauto. Christophe ?"

Le Christophe en question commence à expliquer, mais je n'entends plus rien.

Je sais que mon visage reste impassible, mais je suis vidée de l'intérieur. J'ai envie de pleurer, mais je ne leur ferai pas ce plaisir, surtout pas à elle. Je n'ose plus regarder dans sa direction, mais je l'ai vu quand Olivier a prononcé ses mots. Elle avait l'air faussement surprise. Elle le savait, j'en suis sûre. J'ai du mal à me tenir droite sur ma chaise, mon corps me lâche, mes nerfs aussi, j'ai envie de sortir en claquant la porte, mais bien entendu, je ne le fais pas... Ce serait nouveau si j'avais du courage...

Enfin, la réunion se termine. Je serais bien incapable de dire combien de temps ça a duré. Olivier m'a interrogé sur mon dossier en cours, j'ai bafouillé je ne sais quoi. Le pire, c'est qu'il a dû se dire qu'il a décidément bien fait de choisir Julie. Je me ramasse, réussi à me lever. Je retourne à mon bureau, je croise Karine dans le couloir, elle me fait une blague, mais je ne réponds pas. J'ai l'impression d'être une somnambule, un zombie, plus rien ne compte autour de moi. Je n'ai qu'un seul objectif : mon bureau, mes affaires et je m'en vais. Il est un peu tôt, mais tant pis. Impossible de rester une minute de plus ici pour aujourd'hui. Et pour demain ? On verra.

Je récupère mon sac, je trace vers la sortie. Je sors dans la rue. J'avale une bouffée d'air frais. J'avance de cent mètres, me trouve un banc. Et là, enfin, je peux pleurer tranquille. C'est un torrent.

J'envoie un texto à Mat' pour lui dire que je rentrerai tôt. Il faut que je réagisse.

Dans ces cas-là, une seule solution : shopping ! Je rentre dans le premier magasin de fringues venu. Lingerie. ça ira ! Si au moins je peux me sentir belle, ça changera de me sentir conne. Et puis, j'imagine déjà le regard de Mat' quand il découvrira un nouvel ensemble... Au moins un qui sera content de me voir !

J'essaye un soutif et une culotte dans la cabine. Ça va, je me trouve pas si mal... Allez, je les prends !

Je me rhabille, je vais à la caisse. 96 euros. Bon. On n'est pas belle gratuitement de nos jours. Au moment de payer, mon téléphone sonne. Je vois bien que la vendeuse s'agace parce que je privilégie mon téléphone à son appareil à CB. Je regarde vite fait. Texto de Mat' : "Je ne suis pas là, ne m'attends pas."

Super.

Vraiment super journée.

Et si changer de vie, c'était devenir vraiment soi-même...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant