Pelleter, puis s'en aller

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Alors que mon frère pelletait
avec la force de sa jeunesse
les trois pieds de neige qu'on avait reçus
la nuit dernière seulement
annonçant à coup sûr une journée de congé
j'ai pensé
alors que je pelletais avec la force d'une grand-mère arriérée
ayant trop peur de se blesser le dos
j'ai pensé
alors que je pelletais deux ou trois fois plus lentement que mon frère
mais cinq ou six fois plus efficacement
j'ai pensé
à mon avenir encore incertain
dont on m'avait déjà tracé les grandes lignes
il ne me restait plus qu'à les remplir de couleur
et à me forcer pour les colorier comme il faut
j'ai pensé
que dans ce grand pays qui s'étend d'un océan à l'autre
dans cette petite province où on utilise encore la langue de Molière
que mon pays enneigé qui parlait mes deux langues principales
n'était peut-être pas le mien
j'ai pensé
peut-être à partir
apprendre une langue nouvelle qui n'utilise pas l'alphabet latin
partir loin
loin d'ici
peut-être faire ma vie là-bas
mais cela sert à quoi
de me nourrir des beaux fruits de l'espoir
mais cela servirait à quoi
de repartir à zéro
et laisser tout le monde derrière moi pour un avenir plus incertain
que celui qui m'est presque prédestiné ?

Peut-être ai-je besoin de partir loin
loin
laisser plus de dix-neuf heures de décalage entre nous
pour me retrouver
moi
pour faire ma propre vie
pas celle qu'on a choisie pour moi
c'est vrai que l'espoir fait vivre
on s'y attache lorsque le reste a échoué
mais si je pars
dans ma vingtaine
la tête remplie des faux espoirs de la cruelle réalité
dis-toi que jamais je n'oublierai la langue de mes ancêtres
et que tu auras toujours une place à mes côtés.

L'envers poétique de la vie/ The Other Side of Life's MedalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant