9. Danse macabre

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IX.


J'ouvris lentement les yeux, le petit et vif courant d'air fouettant ma figure me réveillant enfin. Le monde se mit alors à doucement tourner, encore une fois. Et finalement, je reconnus les escaliers de l'immeuble d'Alec. À la seconde où je vis ces marches, mon corps tout entier s'électrisa d'un coup.
Immédiatement, je tournai la tête et vis tous les autres autour de moi, allongés à terre eux aussi. Nous étions de retour chez nous, comme si de rien n'était.

Pendant quatre interminables jours, nous avions tenté de nous enfuir, de briser l'incassable vitre de nos cellules, en vain. Laissés à l'abandon dans les cages en verre du laboratoire de Denovan, on nous avait comme volontairement oubliés, affaibli, nous laissant plus affamés que jamais. Je me rappelai alors, dans un énième moment de lutte contre nos lourds vertiges, voir nos prisons soudain se charger d'un très fin brouillard blanc, indolore, et hautement soporifique. Nous sombrâmes tous dans le sommeil pour finalement nous réveiller ici, là où tout avait dérapé.

Tout en essayant de me redresser, des flashs de mon long séjour dans ma boîte transparente me revinrent petit à petit, et je revoyais déjà Lussi littéralement se briser sous mon regard impuissant, sa peur gigantesque me contaminant instantanément. Son récit fit alors irruption dans ma tête et j'imaginais encore l'horreur qu'avait pu être sa vie passée.

Pendant des décennies entières, Oscar avait été le maître, l'arbitre invisible de son existence.

Comme elle-même l'avait dit, elle portait sur elle la morsure invisible d'une entité démoniaque. Il y avait constamment l'ombre d'Oscar au-dessus d'elle. Comme une malédiction, il influençait sans cesse sa vie, ses relations, ses choix.

Elle avait rencontré Edmond aux abords des quais de l'ancienne rive de Liota. Un homme d'une trentaine d'années, un humain habitué de l'Opéra, amateur de théâtre et de littérature. Amoureux des lignes, de celles qu'il lisait et de celles que Lussi lui inspirait, il était d'une sincérité pure. D'une bienveillance puissante, presque divine, il était aussi d'une grande et mortelle naïveté.

On retrouva son corps sur les quais, la gorge sectionnée, complètement écrasée contre les pavés.

Premier véritable amour de sa vie, Edmond ouvrit le bal.

Aimé valsa à son tour quelque temps avec Lussi. Athlète reconnu, admirable et adoré, il nageait d'une aisance et d'une vitesse déconcertantes. À l'époque, il était le héros de son temps, l'homme-poisson que personne ne pouvait arrêter. Bien que ralenti quelques instants par l'entrée foudroyante d'une immortelle dans sa remarquable existence, Aimé ne faiblit plus à aucun autre moment de sa vie. Mais on ne tarda finalement pas à l'arracher à sa cavalière, la Mort, vive et brutale, lui offrant subitement sa toute dernière danse.

Le ventre rempli de pierres, son corps avait été retrouvé dans le fond d'une piscine olympique.

Alors lentement s'installa ce macabre rituel, cette espèce de malédiction se propageant sur chaque personne que Lussi se donnait la peine de fréquenter et d'adorer. Il lui suffisait simplement d'aimer, d'embrasser, voire même dans les cas les plus extrêmes de toucher, pour que le sort s'abatte sur l'élu du moment.

La mort suivait Lussi à la trace et construit petit à petit une psychose, une peur infâme d'approcher autrui. Pendant des décennies, elle avait vu les hommes de son entourage se faire tuer, éventrer, démembrer, sans jamais réussir à empêcher le massacre.

Devenue incapable d'aimer avec le temps et malheureusement l'expérience, Lussi apprit finalement à ne plus s'intéresser, à ne plus laisser son œil observateur tomber sous le charme. Son cœur, mutilé jusque dans les moindres recoins, ne se contentait alors plus que de battre pour le sang et la peur.

L'Héritier : La Fièvre RougeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant