L'Héritier : La Fièvre Rouge

13. Retour de flammes

XIII.

Liota, 1854.

C'était une soirée d'hiver, lors d'une énième nuit sous les feux de l'Opéra. Alec se tenait sur les marches du grand escalier, son manteau noir sur le dos, et reposait lentement son chapeau sur sa tête. Pour la première fois depuis des décennies, les Sangs de Cristal pénétrèrent à nouveau entre les murs de l'immense bâtisse. La menace des Chasseurs écartée depuis plusieurs mois, tout semblait enfin propice à l'élévation de l'empire Unfford depuis la mort de ses créateurs. Il ne manquait plus qu'un énième nouveau Dirigeant, un leader digne de ce nom. Et tandis que la puissante famille s'était adonnée à de nombreuses réceptions pour fêter ces rares retrouvailles, Kylie manquait sans cesse à l'appel. Son absence ; sans grande importance pour les plus communs des vampires, non négligeable pour les plus anciens, causait encore un certain déséquilibre. Un pilier colossal de l'empire faillait à l'unification, celui-ci prônant de toute évidence gloire et distinction personnelle en terres lointaines.

Alors ils avaient décidé de l'attendre encore un peu et profitèrent du temps qui leur était accordé pour définitivement renouer les liens.

Ce soir, chacun reprit son chemin respectif. Tout le monde s'en était allé, sauf Alec. Perché au sommet des escaliers, il se tenait parfaitement immobile, le souffle presque inexistant. Du haut de ces marches, il avait les yeux rivés sur le feu agité de ce chandelier à quelques mètres de lui. Le vampire était d'un calme inquiétant, d'un silence bien trop alarmant. La flamme dansait devant lui, sa fine, divine et ardente courbe faisant faiblement briller le vert assassin de son regard corrosif. Un autre monde était en train d'émerger. Sa réalité était en train de sombrer. Les fondations de son univers tout entier s'étaient brusquement mise à brûler. Les mois de contrôle, de censure interne, de maîtrise du feu et de ses furies, s'écroulaient petit à petit.

Il avait confronté la peur, la terreur pure et dure. D'une simple poignée de main, d'un seul mot, d'un seul nom, et d'une minutieuse analyse, il fit face à une cruelle réalité, un amas de souvenirs déchirants et dérangés que Lussi peinait de plus en plus à dissimuler. Brillante, immaculée, impeccable, la parfaite existence de la jeune femme avait brusquement sombré dans le pétrole caustique d'un être malfaisant. Un parasite lui dévorait l'âme. Son éclat avait été souillé. On venait d'arracher à cette éternelle sa force, sa grandeur et sa dignité.

L'empire n'était alors plus en mesure de s'élever.

Il ne manquait en fin de compte plus un, mais deux piliers.

Et petit à petit, un troisième se mit à défaillir. Alec fixait sans relâche les bougies, son regard arsenic et funeste captivé par la danse irrégulière des flammes. Il profitait encore du silence, du calme apparent de la situation, et se laissa encore quelques instants.

Ce qui à ce moment même était venu l'habiter ne pensait pas. L'animal, infernal, corrompu et tortionnaire, n'était retenu plus que par les courbes agitées de ce chandelier. Elles le maintenaient dans un étrange état de stagnation. Son aura pourtant, plus obscure, plus opaque que la nuit même, aurait presque pu déteindre sur les murs. Le venin de ses yeux avait disparu, la lueur verte du poison qui avait attaqué sa conscience s'était assombrie d'une macabre couleur.

Et soudain, la chaleureuse lueur des bougies disparue partiellement. La brise froide du temps pénétra faiblement les murs du grand hall et vint éteindre quelques luminaires. Mais Alec n'était déjà plus là pour les voir. La créature forcenée s'était volatilisée, son ardente fureur traversant à vitesse effrayante les rues de la ville.

Sa colère fendait l'air, le volcan de sa poitrine grondait, et la lave laissait derrière elle comme un mauvais présage, un redoutable pré-sentiment que personne ne pouvait ignorer. Ce fut comme si, en l'espace de quelques instants, l'humanité tout entière avait été mise au courant. Cette nuit-là, un démon s'était échappé des abîmes du Mal.