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Les caprices de la lampe de l'impasse illumine Léonard et le replonge dans le noir quatre fois. Il sort son téléphone et active la lampe torche.

" T'es là depuis le début de la chanson ? Tu m'as suivie ?"

Agathe espère de tout cœur que la lumière obscure dans laquelle baigne le chantier cache ses joues rouges comme des tomates.

" Ouais. J'suis pas un psychopathe, c'est juste que... Tu m'intrigues.

- C'est pas moi qui vais te faire la leçon, combien de fois je t'ai écouté chanter en scred ?

Léonard esquisse un joli sourire qui fait ressortir sa fossette et monte la fragile échelle du toboggan avant de s'asseoir à son sommet.

" T'as dû galérer à trouver cet endroit la première fois, non ?

- Pas spécialement. J'étais juste dans mes pensées et mes pas m'ont menée jusqu'ici.

- En général, les gens passent leur chemin sans même voir l'impasse. Ils sont tous trop pressés, pas le temps de faire ci, pas le temps de faire ça. Pas le temps de lever la tête de son téléphone pour observer les nuages et trouver à quoi ils ressemblent. Pas le temps d'enlever ses écouteurs pour écouter le bruit de la pluie. Pas le temps, pas le temps, pas le temps. Et je les connais bien, ces mots : "pas le temps", mes parents me les répètent dès que je leur en demande un peu. Alors, tu vois, ça fait plaisir de rencontrer quelqu'un qui a le temps pour laisser ses pas la guider quelque part. 

- C'est vrai que, les rêveurs, ça devient de plus en plus rare. Les gens veulent une belle, longue et magnifique vie, mais comment c'est possible si tu n'es même pas capable d'observer sa beauté ? Ils veulent vivre leur vie à fond, mais au lieu de ça, ils font leur passage sur Terre, rien de plus. Ils ne vivent pas. Ils existent. C'est bête, ils prennent tellement soin de leur bonheur qu'il en devient faux, comme une ruine camouflée par pleins de couches de peinture, prêtes à se craqueler à tout moment. L'espèce humaine est la plus intelligente de toutes sur notre planète, et pourtant, c'est aussi la plus idiote. C'est l'allégorie de la caverne, le truc de Platon. Les gens sont dans une grotte, dos à l'ouverture, et voient leurs ombres défiler sur le mur en pensant que c'est la vie. Alors que la vraie vie est de l'autre côté, à l'extérieur de la grotte, ce qu'ils voient c'est juste son pâle reflet. C'est la fausse vie, en soit, la vie en plus fade. Les gens passent à côté de tout... C'est vraiment dommage."

Léonard a l'air vraiment étonné sous la lueur blafarde de son téléphone.

" C'est tellement vrai ce que tu dis... C'est pas très commun, les gens à la fois lucides et rêveurs comme toi."

Il marque une pause avant de déclarer :

" Tu comptes revenir à la soirée de ta pote ?

- Après ce qui s'est passé ? Jamais de la vie.

- J'y suis pas allé à cause de ton mot mais c'est pas trop tard, ça te dit d'aller à la soirée d'un pote à moi ? Je te jure qu'elle sera mille fois mieux que l'autre. Et puis il y aura pas de Camille, tout le monde est sympa. "

Agathe n'hésite pas une seule seconde : elle accepte, et avec grand plaisir.

Le chantierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant