14. une glace et un autre poème.

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LE RESTE de la semaine était tristement froid ; mon père était déçu de ne pas m'avoir vu et me proposa de monter le week-end suivant. Je savais que si je disais non, j'allais le blesser et qu'il allait insister jusqu'à ce que je vienne en terre bretonne.

Je lui répondis alors que j'irais. Il m'annonça alors tout heureux "cool! en plus il y'aura Justine aussi" ce qui me donna envie d'annuler, parce que je tolérais Justine une demie-heure, mais qu'après elle me tapait sur les nerfs comme personne ne m'avait jamais énervé.

Benjamin n'avait toujours pas donné signe de vie. Gloria me méprisait toujours les rares fois où nous nous croisions au lycée. Déotile ne me parlait plus vraiment ; elle ne parlait plus vraiment à personne. Elle était dans son coin, les yeux cernés, et je ne savais pas si c'était parce qu'elle était sortie le week-end et qu'elle n'arrivait pas à rattraper ou parce qu'elle enchaînait les insomnies.

Des fois, par curiosité, j'essayais de voir où elle allait pendant les pauses. Et elle les passait généralement avec Lucas. Envers et contre tout. Des fois avec Gloria. Elle n'était jamais seule, pourtant j'avais l'impression que la solitude ne la quittait jamais.

De mon côté, je me sentais assez seule aussi. Les filles se connaissaient depuis toujours et c'était assez dur de créer des liens par dessus ceux qu'elles s'étaient déjà forgés. Instagram, comme je l'avais pensé, n'aidait en rien. Il y'avait tant de photos d'elles trois, de leurs petites réunions, de leurs souvenirs, que ça m'en donnait le tournis.

Et Olivier travaillait. Beaucoup. Je n'avais pas envie de travailler autant que lui.

Alors je me sentais très seule, à attendre que mon téléphone vibre. Et je détestais ça. Parfois, je l'éteignais, juste pour avoir la satisfaction de le rallumer une demie-heure après avec quelques messages. Et parfois, il n'y avait rien. Souvent, à dire vrai.

C'était bien la peine d'essayer de me faire des amis.

Finalement, peut-être que le bonheur n'était pas si simple que ça.

Pour passer le temps, je vernissais mes ongles de pied en regardant ma série d'un oeil distrait. Je travaillais, sans trop en faire. J'avais quatorze de moyenne, ce qui me satisfaisait plutôt. Ma prof de français était déçue de moi, disait que je pouvais faire mieux.

J'avais justement un travail d'écriture d'invention à faire. Mais à chaque fois que je m'y mettais, je repensais à Benjamin et son poème. Ses mots me revenaient parfois ; violents, sans aucun sens, mais tristes, aussi.

A bien y réfléchir, je ne connaissais pas vraiment Benjamin : seulement ce qu'il voulait bien me dire de lui. Qu'il jouait de la guitare, qu'il détestait le monde, et puis autrement, pas grand chose. Nous n'avions pas eu de discussion réellement profonde.

Je me rappelais de son poème. Vaguement. Qu'il ne me faisait aucun sens. Je me rappelais surtout de ses paroles après. "C'est la dépression saisonnière". Alors je me saisis de mon ordinateur et tapais ces mots.

Les termes étaient un peu trop compliqués pour moi, je ne comprenais pas tout. Mais au fil de ma lecture, j'en tirais quelques éléments. "Diminution d'énergie, perte d'intérêt, isolement". Le dernier me fit un noeud à l'estomac.

Je ne savais pas quoi en penser ; si Benjamin m'avait fait un sous-entendu en pensant que j'étais assez intelligente pour comprendre. Si Benjamin m'avait parlé de ça en pensant que j'étais assez intelligente pour savoir qu'il ne parlait pas de lui. Dans tout les cas, j'étais trop idiote pour Benjamin.

Je jetais de nouveau un oeil à mon sujet. Ecrire un poème à la manière de Baudelaire. Si Benjamin avait été là, il m'aurait donné des idées. M'aurait écrit un poème tordu de métaphores, des sons récurrents, de tout.

Et moi, j'étais seulement là, avec mon absence de talent, mon absence d'empathie, mon absence de cerveau.

Je jetais de nouveau l'oeil sur mon sujet. Ecrire un poème à la manière de Baudelaire. Sujet libre. Qu'est-ce que je pouvais bien écrire ?

Et puis la réponse me vint, criante.

L'isolement.

Je n'avais pas le talent de Benjamin, encore moins celui de Baudelaire. Mais je pris mon stylo et commençais à jeter quelques mots sur le papier.

la ruelle est noire, glacée, humide ; il n'y fait pas bon traverser. Mais j'y avance quand même, une flamme vacillante au creux de la main. Le vent hurle dans mes oreilles, mais je ne l'écoute pas. Peut-être qu'il me crie au secours, peut-être qu'il me crie de m'en aller. Le vent froid mord mes joues, mord aussi mon coeur ; puis la flamme vacille et se meurt, et je suis enveloppée d'un noir complet, total.

et dans ma poitrine il n'y a plus qu'un trou, dans lequel le vent passe, sans hurler : c'est la marque de ton silence.

Je jetais un oeil à ce que j'avais écris : non, définitivement, je ne pouvais pas rendre ça. Non seulement, ça ne respectait pas les consignes. Baudelaire n'écrivait pas comme ça.

Mais en plus, il y'avait une telle part de moi dans ce poème, une chose que je ne pouvais pas délivrer. Une portion d'intime que ma prof ne pouvait définitivement pas lire.

Je pris une autre feuille, et écrivis de nouveau. Mais c'était toujours beaucoup trop intime. Alors j'écrivis un troisième poème. Arrivée à cinq poèmes, j'en étais rendue à une qualité médiocre et une intimité beaucoup trop criante.

J'en compris qu'on avait beau tâcher de se défaire de la réalité, à l'écrit, elle revenait toujours : il y avait toujours une part de nous. Un regret, un idéal, un souhait, une haine. On mettait toujours de notre coeur dans nos lignes.

J'en conclus ensuite que les artistes n'étaient alors pas des gens très heureux, pour la plupart.

Puis enfin la vérité me claqua de plein fouet. Benjamin n'avait pas appris l'existence de la dépression saisonnière en lisant un article sur Internet. Il en souffrait ; ou alors, une personne de son entourage proche.

Cette vérité m'assomma.

Je me trouvais relativement égoïste, de ne pas m'être inquiétée pour lui. Mais d'un côté, évidemment que si, je m'étais inquiétée pour lui. J'avais simplement été fatiguée de lui courir après.

Pour me réconforter, je m'enfonçais dans le canapé, un pot de glace à la main, devant une série. Et pour la première fois depuis une éternité, me mis à pleurer.

nota bene : j'ai eu ce travail d'écriture d'invention à faire aussi c'était génial. (non)

La nuit pleure aussi.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant