Chapitre 1 II

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  C'est tout à fait par hasard que la maison que j'avais louée se trouvait située dans une des plus étranges communautés de l'Amérique du Nord. Elle s'élevait sur cette île mince et turbulente qui s'allonge à l'est de New-York et où, entre autres curiosités naturelles, on remarque deux formations de terrain peu ordinaires. À vingt milles de la grande cité, une paire d'œufs énormes, identiques quant au contour et séparés seulement par une baie, ainsi nommée par pure courtoisie, s'avancent dans la nappe d'eau salée la plus apprivoisée de l'hémisphère occidental, cette vaste bassecour humide qu'on appelle le détroit de Long-Island. Il ne s'agit point d'ovales parfaits comme l'œuf de Christophe Colomb, ils sont tous deux aplatis au bout de contact mais leur ressemblance physique doit être une source de confusion perpétuelle pour les mouettes qui volent au-dessus d'eux. Pour les êtres sans ailes, un phénomène plus intéressant est leur dissemblance en tout ce qui n'est point forme et grandeur.

  Je demeurais à West-Egg l'œuf occidental qui est, avouons-le, le moins chic des deux, bien que ce soit là une étiquette des plus superficielles pour exprimer le contraste bizarre et assez sinistre qui existe entre eux. Ma maison se trouvait à la pointe extrême de l'œuf, à cinquante yards à peine du détroit, et resserrée entre deux énormes bâtisses qu'on louait douze ou quinze mille dollars pour la saison. Celle que j'avais à ma droite était un monument colossal, quel que soit l'étalon d'après lequel on veuille la juger de fait, c'était une copie de je ne sais quel hôtel de ville normand avec une tour à un de ses angles, d'une jeunesse saisissante sous sa barbe de lierre cru, une piscine de marbre et plus de vingt hectares de pelouses et de jardins. C'était le château de Gatsby. Ou, pour mieux dire, étant donné que je ne connaissais point M. Gatsby, c'était un château habité par un gentleman de ce nom. Quant à ma maison, elle offensait la vue, mais en petit, et on l'avait oubliée là, de sorte que j'avais vue sur la mer, vue en partie sur la pelouse de mon voisin et la consolante proximité de millionnaires, le tout pour quatre-vingts dollars par mois.

  De l'autre côté de la petite baie, les blancs palais du fashionable East-Egg étincelaient au bord de l'eau, et l'historique de cet été commence réellement le soir où je pris le volant pour y aller dîner avec les Tom Buchanan. Daisy était ma cousine éloignée, j'avais connu Tom à l'Université, et, tout de suite après la guerre, j'avais passé deux jours avec eux à Chicago.

  J'ignore pourquoi les Buchanan étaient venus dans l'Est. Ils avaient passé une année en France sans motif défini ; puis ils avaient erré de-ci de-là, irrésolument, partout où des gens jouaient au polo et étaient riches ensemble. Daisy m'avait dit par téléphone qu'ils s'étaient installés à East-Egg de façon permanente, mais je n'en crus rien, j'ignorais tout des dispositions de Daisy, mais je sentais que Tom vagabonderait indéfiniment, cherchant, avec un peu de nostalgie, la turbulence dramatique de quelque partie de ballon, à laquelle il ne devait jamais prendre part.

  C'est ainsi que par une chaude et venteuse fin d'après-midi j'allai à East-Egg voir deux vieux amis que je connaissais à peine. La somptuosité de leur logis dépassa mon attente, c'était une demeure de l'époque coloniale, blanche et rouge, très gaie, qui dominait la baie. La pelouse naissait sur la plage même et courait, pendant un quart de mille, vers la porte d'entrée, sautant par-dessus cadrans solaires, sentiers pavés de briques et jardins flamboyants, pour se briser enfin contre le mur en éclatantes gerbes de vigne vierge, comme emportée par son élan. La monotonie de la façade était rompue par une rangée de portes-fenêtres, étincelantes à cette heure de l'or qu'elles reflétaient et grandes ouvertes au vent du chaud après-midi. En habit de cheval, Tom Buchanan était planté, les jambes écartées, sur le perron.

Gatsby le magnifiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant