Chapitre 8 III

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  Quelques minutes plus tard, je demandai le numéro de Gatsby, mais la ligne n'était pas libre. Je résonnais à quatre reprises ; à la fin, le Central, exaspéré, m'informa que la ligne était réservée à un appel interurbain de Détroit. Je sortis mon ho-raire et fis un petit cercle autour du départ de trois heures cinquante. Puis, je m'appuyai au dossier de ma chaise et fis un effort pour réfléchir. Il était midi juste.

  Ce matin-là, pendant que le train filait devant les monticules de cendres, j'avais passé exprès de l'autre côté du compartiment. Je supposais qu'il y aurait là toute la journée une foule de badauds, avec des petits garçons cherchant des taches sombres dans la poussière et quelque bonhomme loquace, répétant sans désemparer comment la chose s'était produite, jusqu'à ce qu'elle devînt de moins en moins réelle, même à lui-même, et qu'il ne pût plus la raconter et que l'acte tragique de Myrtle Wilson tombât dans l'oubli.

  Aujourd'hui, je veux remonter un peu dans le passé et dire ce qui était arrivé dans le garage après notre départ, la nuit précédente.

  On avait eu de la peine à trouver Catherine, la sœur de Myrtle. Sans doute avait-elle donné une entorse à son abstinence, car lorsqu'elle arriva, elle était abrutie par l'alcool et in-capable de comprendre que l'ambulance était déjà partie pour Flushing. Dès qu'on l'eût convaincue, elle s'évanouit, comme si ce détail était la partie vraiment intolérable de l'affaire. Par bon-té d'âme, à moins que ce ne fût par curiosité, quelqu'un la prit dans son auto et fila dans le sillage du cadavre.

  Longtemps après minuit, une foule sans cesse renouvelée vint battre le seuil du garage, tandis qu'à l'intérieur George Wilson se berçait – en avant, en arrière – sur le divan. Pendant un certain temps, la porte du bureau resta ouverte et nul de ceux qui entraient dans le garage ne résistait à la tentation d'y jeter un coup d'œil. Quelqu'un enfin déclara que c'était une honte, et ferma la porte. Michaelis et plusieurs hommes étaient avec lui ; au début, quatre ou cinq, plus tard, deux ou trois. Plus tard encore, Michaelis dut prier le dernier inconnu d'attendre là un quart d'heure de plus, pendant qu'il gagnerait son restaurant et préparerait un pot de café. Après cela, il resta seul avec Wilson jusqu'à l'aurore.

  Vers trois heures, le ton des marmottements incohérents de Wilson subit un changement – il se calma et se mit à parler de l'auto jaune. Il annonça qu'il connaissait le moyen de découvrir à qui appartenait l'auto jaune, puis il déclara tout de go que, deux mois plus tôt, sa femme était rentrée de la ville, le visage meurtri et le nez enflé.

  Mais en s'entendant dire cela, il s'arrêta et recommença à crier : « Ah ! mon Dieu ! » d'une voix lamentable. Michaelis fit un effort maladroit pour le distraire.

– Depuis combien de temps étiez-vous mariés, George ? Allons, allons, tâche donc de rester tranquille une minute et de répondre à ma question. Depuis combien de temps étiez-vous mariés ?

– Depuis douze ans.

– Avez-vous jamais eu d'enfants ? Allons, allons, George reste tranquille. Je t'ai posé une question. Avez-vous jamais eu d'enfants ?

  Les durs scarabées bruns se heurtaient sans répit contre la lumière dépolie et quand Michaelis entendait une auto passer sur la route à toute vitesse, le bruit lui rappelait celui de l'auto qui ne s'était pas arrêtée. Il ne voulait pas aller dans le garage parce que l'établi était taché à l'endroit où on avait couché le  corps. Il circula donc, mal à son aise, dans le bureau – avant que le matin fût venu, il connaissait tous les objets qui s'y trouvaient – et de temps à autre il s'asseyait près de Wilson pour tâcher de le calmer.

L'effort qu'il dut faire pour répondre brisa le rythme de son balancement – un moment il garda le silence. Puis la même ex-pression, mi-avisée, mi-ahurie, reparut dans ses yeux effacés. – Regarde dans le tiroir, là-bas, fit-il, en montrant le bu-reau. – Quel tiroir ? – Ce tiroir-là, celui-là.– As-tu une église où tu vas quelquefois, George ? même s'il y a longtemps que tu n'y es allé ? Peut-être je pourrais téléphoner à l'église et faire venir un prêtre pour qu'il te cause, pas vrai ?

– Je n'appartiens à aucune église.

– Tu devrais bien avoir une église, George, pour des moments comme celui-ci. Tu as bien dû aller à l'église dans le temps. Est-ce que tu ne t'es pas marié à l'église ? Écoute, George, écoute-moi. Est-ce que tu ne t'es pas marié à l'église ?

– Ça s'est passé il y a longtemps.

  L'effort qu'il dut faire pour répondre brisa le rythme de son balancement – un moment il garda le silence. Puis la même expression, mi-avisée, mi-ahurie, reparut dans ses yeux effacés.

– Regarde dans le tiroir, là-bas, fit-il, en montrant le bureau.

– Quel tiroir ?

– Ce tiroir-là, celui-là.

  Michaelis ouvrit le tiroir le plus proche de sa main. Il ne contenait rien, hormis une laisse de chien, courte et luxueuse, en cuir et tresse d'argent. Elle semblait neuve.

– Ça ? demanda-t-il, la montrant dans sa main.

  Wilson regarda d'un œil fixe et fit oui de la tête.

– Je l'ai trouvée hier après-midi. Elle essaya de m'expliquer, mais, moi, je savais que c'était louche.

– Tu veux dire que c'est ta femme qui l'a achetée ?

– Elle l'avait sur sa toilette, enveloppée dans du papier de soie.

  Michaelis ne voyait rien d'étrange à cela et il exposa à Wilson une douzaine de raisons pour lesquelles sa femme pouvait avoir acheté la laisse. Mais peut-être Wilson avait-il déjà entendu de Myrtle ces mêmes explications, car il se remit à murmurer : « Ah ! mon Dieu ! » et son consolateur laissa plusieurs explications dans l'air.

– Ensuite, il l'a tuée, fit Wilson.

  Sa mâchoire inférieure tomba tout à coup.

– Qui ça ?

– Je connais le moyen de le découvrir.

– Voilà que tu te mets à te faire des idées, George, dit son ami. Cette affaire t'a donné un coup et tu ne sais pas ce que tu dis. Tu ferais mieux de rester assis, bien tranquille, jusqu'au matin.

– Il l'a assassinée.

– C'était un accident, George.

  Wilson secoua la tête. Ses yeux se rétrécirent, sa bouche s'élargit légèrement en poussant le fantôme du « Hum ! » de quelqu'un qui est sûr de son affaire.

– Je sais, fit-il d'un ton tranchant. Je suis un type confiant et je ne veux de mal à personne, mais quand je sais une chose, je la sais bien. C'était l'homme de l'auto. Elle s'est jetée vers lui pour lui parler, mais il n'a pas voulu s'arrêter.

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