Chapitre 5 II

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  À la fin, il se leva et m'informa, d'une voix peu affermie, qu'il rentrait chez lui.

  Et pourquoi ?

– Personne ne viendra goûter. Il est trop tard !

  Il consulta sa montre comme si des affaires urgentes l'appelaient ailleurs.

– Je ne peux tout de même pas attendre toute la journée.

– Ne faites pas l'enfant. Il n'est que quatre heures moins deux.

  Il se rassit, l'air malheureux, comme si je l'avais poussé et, au même instant, on entendit le bruit d'une auto qui s'engageait dans mon allée. Nous sautâmes tous les deux et, un peu énervé moi-même, je sortis dans le jardin.

  Sous les lilas dépouillés et dégoutants d'eau, une grande torpédo s'avançait dans l'allée. Elle s'arrêta. Penché de côté sous un tricorne lavande, le visage de Daisy me contempla avec un vif sourire extasié.

– Est-ce ici, absolument, que tu vis, mon très cher cousin ?

  Dans la pluie, les exhilarantes ondulations de sa voix étaient un tonique vivant. Il me fallut en suivre un moment le son, montant et descendant, avec l'ouïe seule, avant que les mots me parvinssent. Une mèche humide balafrait sa joue comme un trait de peinture bleue et la main que je saisis pour l'aider à mettre pied à terre était mouillée de gouttes luisantes.

– Es-tu amoureux de moi ? fit-elle tout bas à mon oreille ; si ce n'est pas ça, explique-moi pourquoi il fallait que je vienne toute seule ?

– Ça, c'est le secret du manoir à l'envers. Dis à ton chauffeur d'aller passer une heure bien loin d'ici.

– Revenez dans une heure, Ferdie.

  Puis dans un murmure de sa voix grave :

– Il s'appelle Ferdie.

– Est-ce que l'essence affecte son nez ?

– Je ne crois pas, fit-elle naïvement. Pourquoi ?

Nous entrâmes. À mon incommensurable surprise, le salon était désert.

– Ma parole, ça c'est trop fort !

– Qu'est-ce qui est trop fort ?

  Elle tourna la tête : on frappait à coups légers et solennels sur la porte d'entrée. J'allai ouvrir. Aussi pâle qu'un mort, les mains au fond des poches de son veston comme des poids, Gatsby se dressait les pieds dans une flaque d'eau, me regardant au fond des yeux d'un air tragique.

  Les mains toujours enfoncées dans ses poches, il s'avança à grandes enjambées dans la galerie en m'évitant, fit un demi-tour sec comme s'il marchait sur la corde raide et disparut dans le salon. La chose n'avait rien d'amusant. Conscient des sonores battements de mon cœur, je fermai la porte sur la pluie qui re-doublait.

  Pendant une demi-minute, je n'entendis pas un bruit. Enfin du salon me parvint une espèce de murmure étranglé et le fragment d'un éclat de rire, puis la voix de Daisy sur une note claire et forcée :

– Comme je suis heureuse de vous revoir !

Une pause qui dura horriblement. N'ayant rien à faire dans la galerie, j'entrai dans le salon.

  Les mains toujours dans ses poches, Gatsby s'appuyait contre la cheminée en affectant consciencieusement une aise parfaite, voire l'ennui. Il rejetait la tête en arrière, au point de l'appuyer sur le cadran d'une pendule défunte. Dans cette position, ses yeux égarés dévisageaient Daisy qui, effrayée mais gracieuse, était assise sur le bord d'une chaise à dossier droit.

– Nous nous connaissions, balbutia Gatsby.

  Ses yeux me jetèrent un regard, ses lèvres s'écartèrent et il essaya de rire, mais sans succès. Par bonheur la pendule choisit ce moment pour s'incliner périlleusement, cédant à la pression de la tête de Gatsby. Celui-ci se retourna, la saisit avec des doigts tremblants et la remit en place. Puis il s'assit, rigide, le coude sur le bras du sofa et le menton dans la main.

– Je regrette, fit-il, pour la pendule...

Mon visage à présent brûlait d'une intense ardeur tropicale. Impossible de choisir parmi les mille banalités qui grouillaient dans ma tête.

– C'est une vieille pendule, fis-je, idiotement.

  Il me semble que nous crûmes un instant qu'elle s'était brisée en morceaux sur le plancher.

– Nous ne nous étions pas revus depuis des années, fit Daisy, la voix aussi calme que possible.

– Ça fera cinq ans en novembre.

  Le ton machinal de Gatsby nous replongea tous dans le trouble pendant au moins une autre minute. Je les avais mis debout tous les deux en les invitant par pur désespoir à m'aider à préparer le thé dans la cuisine, quand la démoniaque Finlandaise l'apporta sur un plateau.

  À la faveur du mélimélo des tasses et des gâteaux – qui fut le bienvenu – s'établit une certaine décence physique. Gatsby se réfugia dans un coin bien sombre et, tandis que Daisy et moi causions ensemble, il nous regarda tour à tour avec des yeux intenses et malheureux. Pourtant, comme le calme n'était pas une fin par lui-même, je saisis un prétexte dès que cela fut possible et me levai.

– Où allez-vous ? demanda Gatsby tout de suite alarmé.

– Je reviens dans une minute.

– Il faut que je vous parle avant.

  Il me suivit, l'air fou, dans la cuisine, ferma la porte, murmura : « Oh ! Dieu ! » d'une voix lamentable.

– Qu'est-ce qu'il y a donc ?

– Nous avons fait une gaffe, fit-il, en branlant la tête, nous avons fait une affreuse, une affreuse gaffe !

  J'ajoutais par bonheur :

– Il y a que vous êtes gêné, voilà tout.

– Daisy aussi est gênée.

– Elle aussi ? répéta-t-il avec incrédulité.

– Autant que vous.

– Ne parlez pas si fort.

  Je rompis les chiens.

– Vous vous conduisez comme un enfant. Et, de plus, avec grossièreté. Vous laissez Daisy toute seule dans le salon.

  Il leva la main pour me faire taire, me regarda avec une ex-pression inoubliable de reproche et, ouvrant la porte avec pré-caution, rentra dans l'autre pièce

  Je sortis par derrière – exactement comme Gatsby, quand, une demi-heure plus tôt, il avait, tout nerveux, fait le tour de la maison – et me réfugiais en courant sous un arbre énorme et noueux dont le feuillage massif formait un tissu qui arrêtait la pluie. De nouveau il pleuvait à verse et ma pelouse dénivelée, si bien tondue par le jardinier de Gatsby, se couvrait de petites flaques boueuses et de marécages préhistoriques. N'ayant rien d'autre à regarder de sous mon arbre que l'énorme maison de Gatsby, je la contemplais comme Kant son clocher, une demi-heure. Un brasseur l'avait fait bâtir, dix ans plus tôt, aux débuts de la vogue destyles d'époque et on disait qu'il s'était engagé à payer pendant cinq ans les taxes de tous les cottages des environs, à condition que les propriétaires consentissent à faire recouvrir leurs toits de chaume. Ce fut peut-être leur refus qui coupa l'élan à son projet de fonder une dynastie – toujours est-il qu'il tomba dans une immédiate décadence. Ses enfants vendirent la maison, alors que la couronne mortuaire pendait encore à sa porte. Les Américains qui consentent, avec empressement parfois, à être des serfs se sont toujours refusés à être des paysans.

Gatsby le magnifiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant