chapitre 5 III

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  Au bout d'une demi-heure, le soleil se remit à briller et l'auto de l'épicier déboucha dans l'allée de Gatsby avec les matières premières du dîner de ses domestiques – j'étais sûr que lui-même ne mangerait pas une bouchée. Une femme de chambre se mit à ouvrir les fenêtres aux étages supérieurs du château. Elle apparut un moment à chacune d'elles et, penchée à la grande baie centrale, cracha méditativement dans le jardin. Il était temps de rentrer. Tant qu'il pleuvait, le bruit de l'eau m'avait fait l'effet de leurs voix, s'élevant, se gonflant un peu de temps en temps avec des bouffées d'émotion. Mais avec le nouveau silence je sentais que le silence s'était fait aussi dans la maison.

  J'entrai après avoir fait dans la cuisine tous les bruits possibles, à cela près que je m'abstins de renverser le poêle – mais je crois bien qu'ils n'entendirent rien. Ils étaient assis, chacun à un bout du divan, s'entre-regardant comme si une question leur avait été posée ou était dans l'air et tout vestige d'embarras avait disparu. Le visage de Daisy était barbouillé de larmes : quand j'entrai, elle se leva d'un bond et se mit à l'essuyer avec son mouchoir devant une glace. Quant à Gatsby, un changement s'était produit en lui dont je restai tout simplement confondu. Il resplendissait, à la lettre. Sans un mot, sans un geste d'exultation, un bien-être nouveau radiait de lui et remplissait la petite pièce.

– Oh ! hello, vieux frère ! fit-il, comme si nous ne nous étions pas vus depuis des années.

  Je crus un instant qu'il allait me serrer la main.

– Il ne pleut plus.

– C'est vrai ?

  Quand il comprit de quoi je parlais, qu'il y avait dans la pièce des clochettes de soleil, il sourit comme un météorologiste, comme un extatique client de la lumière qui revient, et répéta la nouvelle à Daisy :

– Que pensez-vous de ça ? Il ne pleut plus.

– J'en suis heureuse, Jay.

  Sa gorge, pleine de douloureuse, de chagrine beauté, n'exprimait qu'une joie inattendue.

– Venez donc chez moi avec Daisy, dit-il, je voudrais lui montrer la maison.

– Vous êtes bien sûr que vous désirez que je vous accompagne ?

– Absolument, vieux frère.

  Daisy monta pour se laver la figure – je songeai plus tard, avec humiliation, aux serviettes – tandis que je l'attendais avec Gatsby sur la pelouse.

– Ma maison a bon air, n'est-ce pas ? Regardez comme la façade tout entière reçoit la lumière.

  Je tombai d'accord qu'elle était magnifique.

– Oui.

  Ses yeux se promenèrent sur elle, sur chacune de ses portes arquées, sur chacune de ses tourelles carrées.

– Il m'a fallu tout juste trois ans pour gagner l'argent qu'elle m'a coûté.

– Je croyais que votre fortune provenait d'un héritage ?

– C'est vrai, vieux frère, fit-il machinalement, mais j'en avais perdu la majeure partie pendant la grande panique – la panique de la guerre.

  J'imagine qu'il savait à peine ce qu'il disait, car, lorsque je lui demandai de quoi il s'occupait, il répliqua : « C'est mon affaire », avant de se rendre compte que ce n'était pas là une réponse convenable. Il se reprit :

– Oh ! je me suis occupé de plusieurs choses. De produits pharmaceutiques, puis de pétroles. Mais à présent je ne m'occupe ni des uns ni des autres.

  Il me regarda avec davantage d'attention.

– Ceci veut-il dire que vous avez réfléchi à ce que je vous ai proposé l'autre soir ?

  Avant que je puisse répondre, Daisy sortit de la maison ; sur sa robe deux rangs de boutons dorés réduisirent au soleil.

– Cette énorme bâtisse, là-bas ? s'écria-t-elle, en la montrant du doigt.

– Elle vous plaît ?

– Je l'adore. Mais je ne vois pas comment vous faites pour l'habiter tout seul.

– Je fais en sorte qu'elle soit toujours pleine de gens intéressants, nuit et jour. De gens qui font des choses intéressantes. De gens célèbres.

  Au lieu de prendre le raccourci, au bord du détroit, nous gagnâmes la route et entrâmes par la grille d'honneur. Avec des murmures enchanteurs, Daisy admirait les différents aspects de la silhouette féodale découpée contre le ciel, admirait les jardins, la pétillante odeur des jonquilles et la mousseuse odeur des fleurs d'aubépine et de prunier et l'odeur or pâle du chèvre-feuille. Il me parut étrange d'aborder les marches de marbre sans voir sortir et rentrer des robes claires avec des friselis, par la porte, sans entendre d'autres bruits que des voix d'oiseaux dans les arbres.

  Et, à l'intérieur, comme nous errions à travers des salles de musique Marie-Antoinette et des salons Restauration anglaise, je m'imaginais derrière chaque divan et chaque table des hôtes cachés auxquels on avait enjoint de garder le silence, de tenir leur respiration, jusqu'à ce que nous fussions passés. Quand Gatsby ferma la porte de la bibliothèque gothique, j'aurais pu jurer que j'avais entendu l'homme aux yeux de hibou éclater d'un rire spectral.

  Nous montâmes visiter des chambres à coucher d'époque, drapées de soie rose ou lavande, fleuries de frais, des boudoirs, des salles de billard et des salles de bains à baignoires encastrées dans le plancher – nous introduisant par mégarde dans une chambre où un homme dépeigné et vêtu de pyjamas s'adonnait sur le plancher à des exercices pour le foie. C'était M. Klipspringer le « pensionnaire ». Je l'avais vu errer sur la plage le matin même, l'air affamé. Enfin nous arrivâmes à l'appartement privé de Gatsby, chambre à coucher, salle de bains et cabinet de travail, style Adam, où nous nous assîmes pour boire un verre de chartreuse que Gatsby sortit d'un placard.

  Il n'avait pas cessé de regarder Daisy ; je suis persuadé qu'il revalorisait tous les objets de sa maison suivant l'effet qu'ils produisaient dans ses yeux bien-aimés. Parfois aussi, il regardait d'un œil fixe les biens qui l'entouraient, comme si la miraculeuse présence, en chair et en os, de cette femme leur avait ôté toute réalité. Une fois il faillit rouler en bas d'un escalier.

  Sa chambre à coucher était la pièce la plus simple de toutes – à ce détail près que la table de toilette était garnie d'un nécessaire en or massif et dépoli. Daisy prit la brosse avec ravissement pour en lisser ses cheveux. Là-dessus Gatsby s'assit et, abritant ses yeux avec la main, se mit à rire.

– Comme c'est drôle, vieux frère, fit-il avec hilarité. Je ne peux... Quand j'essaie de...

  Visiblement, son état mental venait de passer par deux phases distinctes ; il en abordait à présent une troisième. Comme suite à son embarras et à sa joie irraisonnée, il se consumait d'émerveillement devant la présence de Daisy. Il y avait si longtemps que cette idée le possédait, il l'avait vécue si totalement en rêve, il l'avait attendue, les dents serrées, pour ainsi dire, avec un degré d'intensité si inconcevable, qu'à présent, en pleine réaction, il cessait de fonctionner comme une montre qu'on a remontée trop à fond.

Gatsby le magnifiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant