Chapitre 6 III

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– Eh bien ! il me plaît quand même.

– Moi, si ça ne vous fait rien, j'aimerais mieux ne pas être le joueur de polo, fit Tom d'un air aimable. Je préfère contempler tous ces gens célèbres incognito.

  Daisy et Gatsby dansèrent. Je fus surpris, je m'en souviens encore, par son fox-trot gracieux et décent. Je ne l'avais jamais vu danser. Puis ils allèrent jusqu'à ma maison en se promenant et s'assirent sur les marches une demi-heure, tandis que, à la demande de ma cousine, je montais la garde dans le jardin : « Pour le cas où il y aurait le feu ou une inondation, expliqua-t-elle, ou tout autre intervention de la fatalité. »

  Tom sortit de l'oubli comme nous prenions place ensemble pour le souper. « Excusez-moi, je vais manger avec ces personnes, là-bas, fit-il. Il y a un type qui dit des drôleries. »

– Mais certainement, dit Daisy avec bonne humeur. Et pour le cas où tu voudrais noter quelques adresses, voici mon petit crayon d'or.

  Au bout d'un moment, elle jeta un coup d'œil vers la table de Tom et me dit que la femme était « vulgaire mais jolie ». Je sentis que, exception faite de la demi-heure qu'elle avait passée seule avec Gatsby, elle ne s'amusait guère.

  Nous étions à une table particulièrement ivre. C'était ma faute. Gatsby avait été appelé au téléphone et je m'étais amusé en compagnie de ces mêmes gens deux semaines plus tôt. Mais ce qui m'avait diverti alors maintenant se putréfiait dans l'air.

– Comment vous sentez-vous, miss Baker ?

  La jeune personne à qui s'adressait la question cherchait, sans succès, à s'avachir contre mon épaule. À cette demande, elle se redressa et ouvrit les yeux :

– Quoi ?

  Une femme prit sa défense.

– Elle va très bien maintenant. Quand elle a bu cinq ou six cocktails, elle crie toujours comme ça. Je me tue à lui dire qu'elle ne devrait plus toucher à l'alcool.

– Mais je n'y touche plus, affirma l'accusée d'une voix creuse.

– On vous a entendue crier, alors j'ai dit au docteur Civet – n'est-ce pas, docteur ? : « Voilà quelqu'un qui a besoin de vos soins, docteur ».

– Elle vous en est très reconnaissante, j'en suis sûr, fit un autre ami, sans gratitude, mais vous avez trempé sa robe en lui plongeant la tête dans le bassin.

– S'il y a une chose dont j'ai horreur, c'est qu'on me plonge la tête dans les bassins, marmonna miss Baker. Une fois on a failli me noyer dans le New-Jersey.

– Raison de plus pour que vous ne touchiez plus à l'alcool, attaqua le docteur Civet.

– Parlez donc pour vous ! cria miss Baker avec violence. Votre main tremble. Je ne me laisserais certes pas opérer par vous !

  C'était comme ça. La dernière vision que je me rappelle est celle du directeur de cinéma et de son étoile, que je contemplais, côte à côte avec Daisy. Ils étaient encore sous le prunier, et leurs visages se touchaient presque, séparés par un mince rayon de lune. Il me vint à l'esprit que pendant toute la soirée l'homme s'était lentement penché vers elle. Pendant que je regardais, il se pencha d'un ultime degré et posa un baiser sur sa joue.

– Elle me plaît, fit Daisy. Elle est adorable.

  Mais les autres l'offensaient, et sans argument possible, car il ne s'agissait point d'une pose, mais d'une émotion. Elle était terrifiée par West-Egg, cet « endroit » sans précédent, que Broadway avait enfanté dans un village de pêcheurs de Long-Island – terrifiée par sa vigueur crue qui ruait sous d'antiques euphémismes, et par le trop importun destin qui entassait ses habitants au long d'un raccourci menant du néant au néant. Elle voyait quelque chose d'atroce dans cette simplicité même qu'elle ne parvenait pas à comprendre.

Gatsby le magnifiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant