Chapitre 3 III

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  Pendant une accalmie des réjouissances, l'homme me fit un sourire.

– Votre visage m'est familier, dit-il avec politesse. Ne faisiez-vous pas partie de la Troisième Division pendant la guerre ?

– Mais oui. J'appartenais au 9e bataillon de Mitrailleurs.

– Moi, je suis resté au 7e d'Infanterie jusqu'à juin 1918. Je savais bien que je vous avais vu quelque part.

  Nous parlâmes un instant de certains villages, gris et humides, de France. Sans doute demeurait-il aux environs, car il me dit qu'il venait d'acheter un hydroplane et qu'il comptait l'essayer le lendemain matin

– Voulez-vous venir avec moi, vieux frère ? On ne s'éloignera pas du rivage, le long du Détroit.

– À quelle heure ?

– À l'heure qui vous conviendra.

  J'allais lui demander son nom quand Jordan se tourna vers moi en souriant.

– Vous vous amusez maintenant ? s'enquit-elle.

– Oui, beaucoup mieux.

  Je me retournai vers mon nouvel ami :

– Voyez-vous, des fêtes comme celle-ci, je n'y suis pas habitué. Je n'ai même pas vu le maître de céans. J'habite par là...

(J'agitai la main dans la direction de la haie invisible) et ce Gatsby m'a envoyé son chauffeur avec une invitation.

  Il me regarda un moment comme s'il ne comprenait pas.

– C'est moi, Gatsby, fit-il tout à coup.

– Quoi ! m'écriai-je. Oh ! je vous demande pardon !

– Je croyais que vous saviez, vieux frère. J'ai bien peur de ne pas être un très bon maître de maison.

  Il sourit avec compréhension – beaucoup mieux qu'avec compréhension. C'était un de ces rares sourires, doués de la faculté de rassurer, qu'on rencontre, quand on a de la chance, quatre ou cinq fois dans sa vie. Il affrontait un instant – ou paraissait affronter – le monde extérieur dans son ensemble, pour se concentrer ensuite sur vous, avec un parti pris irrésistible en votre faveur. Il ne vous comprenait qu'autant que vous désiriez être compris, il croyait en vous dans la mesure où vous auriez voulu croire en vous-même, il vous persuadait qu'il avait exatement de vous l'impression que, en mettant tout au mieux, vous espériez produire. À ce moment précis, le sourire s'évanouit – et je n'eus plus devant moi qu'un jeune et élégant mauvais sujet, âgé de trente et un ou trente-deux ans, dont le langage recherché frisait l'absurdité. Un peu avant qu'il se fût présenté, j'avais fortement eu l'impression qu'il cherchait ses mots avec soin.

  Au moment même où M. Gatsby s'identifiait, un valet de chambre accourait pour l'informer que Chicago le demandait au téléphone. Il s'excusa d'une légère inclination de tête qui s'adressa à chacun de nous tour à tour.

– Si vous désirez quelque chose, vieux frère, vous n'avez qu'à parler, me dit-il avec force. Excusez-moi. Je vous rejoindrai plus tard.

  Lui parti, je me tournai tout de suite vers Jordan – j'éprouvais le besoin de l'assurer de ma surprise. Je m'étais attendu à trouver en M. Gatsby un personnage rougeoyant et replet, entre deux âges.

– Qui est-ce ? demandai-je. Le savez-vous ?

– Rien qu'un homme qui s'appelle Gatsby.

Gatsby le magnifiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant