Chapitre 9 III

27 2 0
                                    


  « Venez casser la croûte avec moi », que je lui fais. Il boulotta pour plus de quatre dollars de nourriture en une demi-heure.

– C'est vous qui l'avez lancé dans les affaires ?

– Lancé ? C'est à moi qu'il doit tout.

– Ah ?

– Je l'ai tiré du néant, je l'ai tiré du ruisseau. J'ai vu de suite que c'était un jeune homme de belle apparence, un gentleman, et quand il m'eut dit qu'il était un ancien élève d'Ogsford, je compris que je pouvais me servir de lui avec avantage. Je le forçai à s'inscrire aux Anciens Combattants et il y obtint un rang élevé. Tout de suite il fit un travail pour une de mes pratiques à Albany. Nous étions pour tout comme ça (il leva deux doigts bulbeux) toujours ensemble.

  Je me demandai si cette association s'était étendue à la transaction concernant les matches internationaux en 1919.

  Je fis après un moment de silence :

– À présent, il est mort. Vous étiez son ami le plus intime. Je sais donc que vous tiendrez à assister cet après-midi à son enterrement.

– J'aimerais bien venir.

– Alors, venez.

  Le poil de ses narines frémit légèrement et tandis qu'il secouait la tête, ses yeux s'emplirent de larmes.

– Je ne peux pas – impossible de me mêler de cette affaire.

– Il n'y a pas d'affaire. À présent tout est terminé.

– Quand un homme se fait tuer, je n'aime pas m'en mêler de quelque manière que ce soit. Je reste en dehors. Quand j'étais jeune, c'était différent – si un copain venait à mourir, par n'importe quel moyen, je collais avec lui jusqu'au bout. Vous pensez peut-être que c'est du sentiment, mais je suis sincère : jusqu'au bout du bout.

  je me convainquis que pour une raison qui lui était personnelle, il avait décidé de ne pas venir. Je me levai donc.

– Vous avez vos diplômes ? me demanda-t-il tout à coup.

  Un moment je pensai qu'il allait me proposer une « ziduation », mais il se contenta de hocher la tête en me serrant la main.

– Apprenons à montrer notre amitié aux gens pendant qu'ils sont vivants, suggéra-t-il, et non quand ils sont morts. Avec ça, ma règle de conduite est de ne jamais me mêler de rien.

  Quand je sortis de son bureau, le ciel s'était obscurci et je rentrai à West-Egg sous une pluie fine. Après avoir changé de costume, j'allai à côté et trouvai Mr. Gatz très excité en train d'arpenter la galerie. L'orgueil qu'il tirait des richesses de son fils augmentait sans répit et maintenant il avait quelque chose à me faire voir. Il sortit son portefeuille avec des doigts tremblants.

– Jimmy m'avait envoyé cette photo.Regardez.

  C'était une photo du château, fendue aux coins et souillée par des mains nombreuses. Il m'indiquait tous les détails avec fièvre. « Regardez ceci ! » Puis il cherchait l'admiration dans mes yeux. Il l'avait montrée si souvent que je crois que l'image était devenue plus réelle pour lui que la maison elle-même.

– C'est Jimmy qui me l'a envoyée. Je trouve que c'est une très jolie image. Elle a bon air.

– Très bon air. L'aviez-vous vu ces temps derniers ?

– Il est venu me voir il y a deux ans passés et il m'a acheté la maison où j'habite à présent. Bien sûr on était bien pauvres quand il s'a ensauvé de chez nous, mais je vois à présent qu'il avait un motif pour agir comme ça. Il savait qu'il avait un bel avenir devant lui. Et depuis qu'il s'était fait une belle situation, il se montrait très généreux pour moi.

  Il semblait éprouver de la répugnance à remettre la photo dans sa poche, il la tint un moment encore, en traînaillant, devant mes yeux. Puis il la remit dans son portefeuille et tira de sa poche un vieil exemplaire tout déchiqueté d'un roman intituléHop along, Cassidy.

– Vous voyez ça ? C'est un livre qu'il avait quand il était gamin. Ça vous montre.

  Il l'ouvrit à la page de garde et le tourna pour me faire voir. Sur la dernière page blanche, étaient inscrits en capitales les mots : « emploi du temps » et une date : 12 septembre 1906. Et, dessous :

RÉSOLUTIONS GÉNÉRALES

Oups ! Cette image n'est pas conforme à nos directives de contenu. Afin de continuer la publication, veuillez la retirer ou mettre en ligne une autre image.

RÉSOLUTIONS GÉNÉRALES

Ne pas perdre mon temps chez Shafters ou (un nom, illisible).

Ne plus fumé ni chiqué.

Un bain tous les deux jours.

Lire chaque semaine un livre ou un magazine utile à l'esprit.

Économisé $5.00 (rayé) $3.00 par semaine.

Être meilleur pour mes parents.

– Je suis tombé sur ce bouquin par hasard, fit le vieux. Ça vous montre, pas vrai ?

– Oui, ça vous montre.

– Jimmy devait faire son chemin. Il était tout le temps à prendre des résolutions sur ceci ou sur cela. Vous avez remarqué ce qu'il a mis là sur ce qui était utile à l'esprit ? Il a toujours été très fort là-dessus. Il m'a dit une fois comme ça que je man-geais comme un cochon. J'y ai foutu une raclée pour lui apprendre.

  Il hésitait à refermer le livre, relisant chaque ligne à voix haute pour me solliciter ensuite du regard. J'imagine qu'il s'attendait que je prisse copie de l'emploi du temps pour mon bénéfice personnel.

  Un peu avant trois heures, le pasteur luthérien arriva de Flushing et je commençai à regarder involontairement par la fenêtre, pour voir s'il n'arrivait pas d'autres voitures. Le père de Gatsby en faisait autant. Mais le temps passait ; les domestiques entrèrent et se postèrent dans le vestibule. Le vieux se mit à clignoter des yeux anxieusement et à parler de la pluie d'un air préoccupé et indécis. Le pasteur consulta sa montre à plusieurs reprises. Je le pris à part et le priai d'attendre encore une demi-heure. Mais ce fut inutile. Il ne vint personne.

  Vers cinq heures, notre convoi, composé de trois autos, parvint au cimetière et stoppa devant l'entrée sous une bruine épaisse – d'abord le corbillard automobile, horriblement noir et mouillé, puis M. Gatz, le pasteur et moi-même dans la limousine, un peu plus tard quatre ou cinq domestiques et le facteur de West-Egg, dans la Ford de Gatsby, tous trempés jusqu'à la peau. Comme nous entrions dans le cimetière, j'entendis une auto s'arrêter, puis les pas de quelqu'un qui nous suivait sur le sol détrempé en faisant jaillir des gerbes de boue. Je me retournai. C'était l'homme aux lunettes de hibou que j'avais trouvé une nuit, trois mois auparavant, dans la bibliothèque, s'extasiant sur les livres de Gatsby.

Gatsby le magnifiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant