Chapitre 3 V

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  En relisant ce qui précède je crains d'avoir donné l'impression que les événements de trois soirées séparées par des intervalles de plusieurs semaines avaient occupé exclusivement tout mon temps. Au contraire, ce n'était qu'autant d'incidents dans un été fort rempli. Ils m'absorbèrent infiniment moins que mes affaires personnelles : ce ne fut que beau-coup plus tard que tout cela devait changer.

  La plupart du temps je travaillais. Dès potronminet, le soleil couchait mon ombre vers l'occident, tandis que je me hâtais au fond des blancs abîmes de Wall-Street, vers ma banque. Je connaissais par leurs petits noms les autres employés et les jeunes courtiers et c'est avec eux, dans des restaurants sombres et regorgeant de consommateurs, que je déjeunais de saucisses de porc, de pommes-purée et de café. J'eus même une intrigue amoureuse avec une fille qui habitait Jersey-City et travaillait dans notre comptabilité, mais son frère se mit à me regarder de travers, de sorte que lorsqu'elle partit en vacances, au mois de juillet, je la laissai tomber.

  D'habitude, je dînais au Yale Club – je ne sais pourquoi c'était l'événement le plus sombre de la journée – puis je mon-tais dans la bibliothèque et étudiais avec conscience placements et valeurs pendant une heure. Il y avait là en général quelques membres turbulents, mais ils n'entraient jamais dans la biblio-thèque qui était par conséquent un endroit propice au travail. Après cela, si la nuit était belle, je descendais à pas lents Madison Avenue, et, passant devant le vieil hôtel de Murray-Hill, gagnais la 33e rue pour me rendre à la gare de Pennsylvanie.

  Je me pris à aimer New-York, la sensation capiteuse et aventureuse qu'il donne la nuit et la satisfaction que le constant papillonnement d'hommes, de femmes et d'automobiles offre à l'œil privé de repos. J'aimais remonter la Cinquième Avenue, choisir dans la foule des femmes romanesques, imaginer que dans quelques minutes j'allais m'immiscer dans leur existence, sans que personne le sût ou me désapprouvât. Parfois, en imagination, je les suivais jusque chez elles. Elles habitaient des appartements aux carrefours de rues secrètes. Elles tournaient la tête et me rendaient mes sourires avant de disparaître par une porte, dans l'obscurité chaude. Aux crépuscules enchantés de la métropole, j'éprouvais de temps en temps la hantise de la solitude et je la sentais aussi chez d'autres – pauvres employés qui flânaient devant des vitrines en attendant l'heure de dîner tout seuls au restaurant – jeunes employés gâchant, à la brune, les instants les plus émouvants de la nuit, de la vie

Derechef à huit heures, quand les rues sombres des quartiers contigus aux théâtres s'encombraient de taxis grondants, en files de cinq, je sentais mon cœur défaillir. Des ombres se penchaient l'une vers l'autre dans les taxis qui trépidaient, des voix chantaient ; des plaisanteries inentendues provoquaient des rires ; des cigarettes allumées faisaient des cercles incompréhensibles à l'intérieur des voitures. Rêvant que, moi aussi, je me hâtais vers la gaieté et partageais la surexcitation de ces gens, je leur souhaitais de trouver le plaisir.

  Pendant un certain temps, je perdis de vue Jordan Baker, puis la retrouvai à la mi-été. Au début, cela me flattait d'être vu avec elle, parce qu'elle était championne de golf et que tout le monde savait son nom. Et puis il y avait autre chose. Sans être amoureux d'elle j'éprouvais une espèce de curiosité tendre. Le visage ennuyé et hautain qu'elle présentait au monde dissimulait quelque chose – il en est ainsi de la plupart des affectations, même quand elles n'ont rien dissimulé pour commencer – je finis par découvrir ce que c'était. Un jour que nous étions invités chez quelqu'un qui demeurait à Warwick, elle laissa sous la pluie l'auto qu'elle avait empruntée, la capote rabattue, puis mentit à ce propos. D'un seul coup, je me rappelai l'histoire qui m'avait échappé, le soir où je l'avais rencontrée chez Daisy. Lors du premier match important auquel elle avait participé, il se produisit un esclandre qui faillit parvenir à la presse – l'insinuation qu'elle avait poussé la balle pour la sortir d'une position défavorable lors de la demi-finale. L'histoire faillit assumer les proportions d'un scandale – puis elle se dissipa. Un caddy rétracta ses déclarations, l'autre témoin reconnut qu'il pouvait s'être trompé. L'incident et le nom étaient restés liés dans mon esprit.

  Instinctivement Jordan Baker évitait les hommes avisés et perspicaces. Je me rendis compte enfin que c'était parce qu'elle se sentait plus en sûreté dans des milieux qui tenaient la moindre divergence d'un code quelconque pour impossible. Elle était incurablement malhonnête. Elle ne pouvait même pas en-durer de se sentir dans une situation désavantageuse pour elle. Ceci posé, je présume qu'elle avait commencé par pratiquer des subterfuges quand elle était toute jeune pour pouvoir continuer de tourner vers le monde ce froid et insolent sourire, tout en satisfaisant les exigences d'un corps alerte et dur.

  Cela me laissait indifférent. Chez une femme, la malhonnêteté est chose qu'on ne blâme jamais profondément – chez celle-ci, je la regrettai en passant, puis l'oubliai. Ce fut lors de la visite dont je viens de parler que nous eûmes ensemble une curieuse conversation. Il s'agissait de la façon de conduire une auto. Elle avait commencé parce que nous étions passés si près de quelques manœuvres que l'aile avait touché un bouton sur la veste d'un de ces hommes. Je protestai :

– Vous conduisez comme un sabot. Vous devriez montrer plus de prudence ou ne pas vous mêler de conduire.

– Je suis prudente.

– Ce n'est pas vrai.

– Eh bien, les autres le sont, fit-elle d'un air léger.

– Qu'est-ce que cela a à voir ?...

– Ils se gareront devant moi, insista la jeune femme. Il faut être deux pour causer un accident.

– Mais si vous rencontrez un jour quelqu'un d'aussi imprudent que vous ?

– J'espère que cela n'arrivera jamais. Je déteste les imprudents. Voilà pourquoi vous me plaisez tant.

  Ses yeux gris, fatigués par le soleil, regardaient droit devant elle, mais, de propos délibéré, elle venait d'altérer le sens de nos relations et pour l'instant je crus que je l'aimais. Mais je pense avec lenteur, je suis farci de règles qui servent de freins à mes désirs et je savais que tout d'abord il fallait me libérer une fois pour toutes des entraves où je m'étais empêtré, chez moi, dans l'Ouest. J'écrivais des lettres une fois par semaine que je terminais par « Affectueusement, Nick », sans pouvoir penser à autre chose qu'à la légère moustache de sueur qui apparaissait sur la lèvre supérieure d'une certaine jeune fille, quand elle jouait au tennis. Néanmoins, il y avait entre nous un vague accord qu'il convenait de rompre avec tact avant de pouvoir m'estimer libre.

  Chacun de nous soupçonne qu'il possède pour le moins une des vertus cardinales, et voici la mienne : je suis un des rares hommes honnêtes que j'aie jamais connus.

Gatsby le magnifiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant