chapitre 3 IV

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– Elle s'est chamaillée avec un monsieur qui se dit son mari, expliqua une jeune fille contre mon coude.

  Je jetai un coup d'œil autour de moi. La plupart des dames encore présentes se chamaillaient avec des messieurs qu'on disait être leurs maris. Les premiers compagnons de Jordan, les deux couples d'East-Egg, étaient eux-mêmes cruellement déchirés par une discussion. L'un des hommes parlait à une jeune actrice avec une sérieuse intensité et sa femme, après s'être efforcée d'en rire d'un air indifférent et digne, perdit enfin toute contrainte et se livra à des attaques de flanc – par intervalles, elle apparaissait soudain à ses côtés, étincelante de colère comme un diamant, et sifflait à son oreille : « Tu avais pourtant promis ! »

  La répugnance à rentrer ne se limitait pas aux hommes dé-réglés. La galerie était occupée par deux messieurs lamentable-ment tempérants et leurs épouses – au comble de l'indignation. Les épouses compatissaient l'une avec l'autre d'une voix légèrement montée.

– Quand il voit que je m'amuse, il veut toujours rentrer.

– Jamais je n'ai vu quelqu'un de plus égoïste.

– Nous sommes toujours les premiers à partir.

– Nous aussi.

– Mais, ce soir, fit timidement l'un des deux hommes incriminés, nous sommes presque les derniers. Il y a une demi-heure que l'orchestre est parti.

  Nonobstant l'opinion des épouses qu'un tel mauvais vouloir dépassait les bornes de la vraisemblance, la querelle se termina par une courte lutte et les deux épouses, soulevées à bras-le-corps, furent emportées, malgré leurs ruades, dans la nuit.

  Comme j'attendais mon chapeau dans le vestibule, la porte de la bibliothèque s'ouvrit, laissant passer Jordan Baker et Gatsby. Il disait un dernier mot à la jeune femme, mais la chaleur de son attitude se transforma brusquement en une politesse mondaine quand plusieurs personnes s'approchèrent pour prendre congé de lui.

  Sur le perron, les compagnons de Jordan l'appelaient avec impatience, mais elle s'attarda un instant à me serrer la main.

– Je suis stupéfaite de ce que je viens d'entendre, chuchota-t-elle, combien de temps sommes-nous restés là-dedans ?

– Ma foi, une heure environ.

– C'est... tout simplement renversant, répéta-t-elle d'un air absorbé. Mais j'ai juré de ne pas le répéter et me voici en train de vous faire subir le supplice de Tantale.

  Elle me bâilla gracieusement en pleine figure.

– Venez me voir, voulez-vous ?... L'annuaire des téléphones... sous le nom de Mrs. Sigourney Howard... ma tante...

  Tout en parlant elle se hâtait – sa main brune me lança un léger adieu et Jordan se confondit dans le groupe qui l'attendait devant la porte.

  Assez honteux d'être resté si tard en cette première visite, je me joignis aux derniers invités qui entouraient leur hôte. Je voulais lui expliquer que je l'avais cherché au début de la soirée et m'excuser de ne point l'avoir reconnu dans le parc.

– N'en parlez pas, fit-il avec empressement. N'y pensez plus, vieux frère. (L'expression ne comportait pas plus de familiarité que la main qui, d'un geste rassurant, brossait mon épaule. Et n'oubliez pas que nous volons en hydroplane demain matin, à neuf heures.

  Puis le valet de chambre, derrière son épaule :

– Philadelphie demande Monsieur au téléphone.

Gatsby le magnifiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant