Chapitre 2: La faim

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Une autre nuit vient de mourir. Je ne les compte plus. Je le faisais avant, par peur, peut-être. Peur d'être découverte, peur que mon miracle ne disparaisse ? Peur qu'Elwen prenne le dessus sur moi et ne s'endorme plus ? Je l'ignore. Mais lorsqu'au matin je me réveille au milieu de la mousse, nue, je ne peux m'empêcher de ressentir un profond soulagement. Mais aussi une grande détresse.

Seulement, avec l'arrivée du froid, avec l'automne, ma vie nocturne n'est plus aussi simple. Octobre vient d'arriver et avec lui, les grands froids. Je ne crois pas qu'Elwen en souffre, mais moi si. Je lutte chaque soir et chaque matin pour ma survie. C'est dur, horriblement douloureux. La morsure du froid, de l'hiver qui approche un peu plus chaque jour, devient un supplice. Je l'ai déjà vécu. L'an dernier, à mes premières transformations, la même douleur physique était présente. J'étais même tombée malade. Ma tante avait dû me soigner chaque jour, mais je savais qu'à la nuit tombée, je devais repartir, coûte que coûte. C'était le prix à payer pour la survie d'Elwen. Pour la mienne, aussi.

Et cette nuit n'échappe pas à la règle. Mon père range ses outils qui lui permettent, le soir, de confectionner de petits objets en bois près du feu. Il me regarde,inquiet.

-Marie...Tu me parais très fatiguée en ce moment. Quelque chose ne va pas ? Je te donne trop de travail ?

-Non, papa. C'est le froid, je crois. La mauvaise saison. Je ne dors pas très bien, tu sais.

Mon père baisse la tête un instant, puis murmure :

-Je comprends...Demain, tu resteras à la maison pour te reposer. Il ne manquerait plus que tu tombes malade.

-Papa, non, je...

-Je ne t'ai pas demandé ton avis, jeune fille, répond-il d'un ton sec.

-Oui, papa.

Je ne réponds rien d'autre. Je l'aime, ce géant. Il m'a éduquée seule, ma mère étant morte en couches. Je sais qu'il m'aime aussi, mais c'est mon père. Je dois donc lui obéir sans sourciller.

Le soleil est presque couché. Il se lève et s'apprête à aller dormir.

-Demain, nous discuterons, murmura-t-il sans se retourner. J'ai peur pour toi, mais tu avais raison. Il est temps que je te laisse un peu de ta liberté, à présent.

Et sans me laisser le temps de répondre, il s'en va dans sa chambre.

Je soupire de bonheur à cette nouvelle, mais je me sens coupable. Mon cher père ne sait pas que je m'en vais chaque nuit. Mais comment lui dire ? Comment lui faire comprendre ? Il me prendrait certainement pour une sorcière...Son cœur serait déchiré. Non, il ne faut pas.

Je me lève, fait mine d'aller me coucher, mais à la place, je m'assieds sur mon lit et j'attends. Au bout de quelques minutes, au son du ronflement sonore que j'entends dans la chambre d'à côté, je sais qu'il est temps. Elwen va bientôt arriver. Je prend donc mon sac en toile, je sors sur la pointe des pieds de la maison. Le froid me glace. Je serre mon manteau contre moi, puis je pars en direction de la forêt.

La pleine lune brille de mille éclats. Elle est rassurante et inquiétante en même temps. Elwen l'aime beaucoup, j'en suis persuadée. Parfois, j'aimerais me souvenir de ce que je vis sous ma forme animale ; j'aimerais vraiment savoir. Je ne me souviens jamais vraiment... Mais alors, si une part de ma sensibilité humaine s'éveillait, aurais-je encore le courage de chasser ? C'est toujours mon père qui tue les volailles. Ma tante lui rapporte aussi des carcasses de cochon fraîchement tués et je les mange, bien sûr ! Mais je suis trop sensible pour tuer, je n'en ai pas le courage. Avant, c'était Thomas qui s'en occupait pour moi. Cette pensée me fait mal. Thomas, mon amour. Tu me manques tant...

Je refoule un sanglot et je m'enfonce toujours plus profondément entre les arbres. Une  faim puissante et inhabituelle commence à torturer mes entrailles. Elwen n'est plus très loin.


Debout à quatre pattes, nerveuse, je flaire l'air autour de moi. La faim me tenaille.

J'aimerais hurler, faire sortir toute cette puissance de mon corps, mais je ferais fuir mes proies. Et j'ai trop faim pour cela. Je ne sens encore rien, alors je trotte en silence, puis je cours. S'enfoncer au cœur de la forêt. Avec un peu de chance, je trouverai. Arrivant près de grands sapins, je stoppe net ma course. Je lève la tête, ferme les yeux. L'air arrive à mon museau et m'offre enfin ce que je suis venue chercher. Non loin de là, éclairés par la une, ils ne m'ont pas vue. Des chevreuils. Je me tapis et attends patiemment, les oreilles couchées en arrière. J'avance prudemment jusqu'à eux, le vent est avec toi. Ils ne me sentent pas. Ils sont trois. Le plus proche est certainement le plus grand. Il va m'être difficile de le tuer. Mais j'ai trop faim.

D'un bond, je saute sur son encolure et le mords de toutes mes forces. Les deux autres, effrayés, s'enfuient. Il essaye de les rejoindre, mais je réitère, je le harcèle. Le sang se met à couler. Le chevreuil, effrayé, se met à hurler de douleur. Je n'aime pas jouer avec mes proies. Alors je le mords à nouveau dans le cou et ne lâche plus ma prise. Pendant un temps qui me semble interminable, il se débat, essaye de survivre, mais rien n'y fait. Je suis trop puissante pour lui. Alors, peu à peu, il cesse de se débattre. Il ne crie plus. Le silence se fait.

Trop occupée à déchiqueter ma proie, je ne fais pas attention...Une odeur. Elle est forte. Un hurlement. Puis un autre. Une meute est toute proche. Mais cette odeur...Elle ne leur appartient pas. La faim l'emporte sur ma curiosité. Je déchire les flancs du chevreuil et y plonge ma gueule. Je mange. Je me nourris. Mon corps se réchauffe et s'apaise peu à peu. Je deviens moins nerveuse. La faim commence à ne plus me tenailler. Je respire calmement en avalant des morceaux entiers de chair.

Puis, un autre hurlement. Mais je relève la tête, cette fois. Je ne reconnais pas l'animal qui l'a poussé. Un cri suraigu, qui me gêne. Une odeur forte. Sauvage.

L'inquiétude reprend le dessus. Je hume l'air à nouveau. Cette odeur persiste. Un nouveau hurlement.Lugubre, fort, profond, animal. Mais ce n'est pas l'un des miens.

J'abandonne alors mon repas et me dirige vers ces cris. Je suis inquiète. Je ne veux pas qu'un danger arrive sur mon territoire. Je trottine d'abord, puis je finis par m'élancer. L'odeur du sang me parvient. N'ayant plus faim, elle ne m'excite pas, mais me rend curieuse. Je veux savoir quels étaient ces animaux étranges que je ne connais pas.

Soudain, à l'orée de la forêt,je les vois. Un humain est à terre. Il ne bouge plus. C'était sûrement lui qui criait. Mais où est l'autre animal qui a poussé l'autre hurlement sombre et effrayant ? Je me tapis, je couche mes oreilles...Je ne veux pas être repérée. Un grondement puissant et sourd se fait entendre. Une ombre se déplace. Je ne la distingue pas bien. Elle me ressemble. Mais cette ombre est grande.Gigantesque. Elle me fait peur.


Je me réveille en poussant un hurlement d'effroi. Assise au beau milieu de la forêt, nue, je regarde autour de moi, perdue. Mes vêtements ne sont pas loin, mais je suis trop effrayée encore. Il me faut du temps pour recouvrer mes esprits. Je ne me souviens plus de ce qui s'est passé, mais c'était violent, je le sens. Je suis recouverte de sang. Je me mets alors à trembler...puis je fonds en larmes.

La Louve et la SorcièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant