Ce lendemain arriva très vite. Déjà à mon aise dans l'enceinte du lycée, je patientais face à l'entrée protégée par des épaisses grilles noires et un lourd toit blanc bétonné, et j'observais ce rugbyman joyeux arriver le torse bombé.
« Effectivement, je la connais », lâchai-je d'une voix portante. « Ah oui, alors dis-moi son nom, me défia-t-il.
- Mélissa.
- Tu en es sûr ?
- Tu croyais que j'allais dire Fanny ?
- Ça aurait pu !
- Non, je m'en serais déjà douté...
- C'est bien Mélissa. Bien vu.
- Tu as donc craqué... Trois mois plus tard, nous y voilà.
- Le moment allait arriver un jour ou l'autre, me dit-il enjoué.
- Max, je l'ai vu agir sur toi. Je me souviens très bien de tes colères.
- C'est du passé Martin, oublie.
- Oh que tu as la mémoire courte. Tu en avais vraiment marre. Tu ne t'en souviens vraiment pas ? Marre de son harcèlement, de ses sous-entendus, de tout son petit manège ridicule. Même moi qui n'étais pas concerné, j'en étais fatigué.
- Martin, je te l'ai déjà dit l'autre jour, tu ressasses trop le passé. Va de l'avant un peu, me dit-il d'un air lassé mais sous le ton du conseil.
- Non, Max. Explique-moi comment se fait-il que tu sois en couple avec elle.
- Ça ne te regarde pas vraiment.
- Bien sûr que je suis concerné. J'ai été témoin de toutes les scènes, depuis le début. Et puis, je t'ai raconté mes propres sentiments, alors c'est à ton tour.
- Bon... Si tu veux. »
Max regarda quelques secondes passer comme s'il cherchait un oiseau en particulier dans le ciel.
« J'attends, lui dis-je.
- Tu n'as pas été témoin de toutes les scènes comme tu l'affirmes, me répondit-il d'un ton plus ferme. Nous échangeons depuis longtemps sur Facebook et elle s'est révélée être très différente, en réalité.
- Tu me fais marcher, Max. C'est une blague ?
- Non, pas du tout, dit-il vexé. J'ai su rentrer dans son univers et j'ai eu l'opportunité de découvrir ce qui se cachait vraiment au fond d'elle, au-delà de son jeu stupide qu'elle nous montrait.
- Et qui est-elle donc, au fond ?
- C'est une bonne fille, tu sais. Elle nous cachait beaucoup de sa véritable personnalité. On dirait même qu'elle jouait un personnage, comme si elle se mettait en scène pour mieux attirer notre attention. »
Il s'agissait là d'un cas complexe et unique en son genre, qui m'était inconnu et très difficile à cerner. Au fil de longues semaines, Mélissa, venue d'un autre cursus, venait à notre rencontre dès l'occasion présentée et elle sortait son grand jeu face à Max : sourires dragueurs, remarques explicites et autres balivernes suspectes qu'elle lançait sans gêne, dans des excès impressionnants de confiance. Au fil des échanges dans les couloirs et aux alentours du lycée, s'était mis en place un jeu de séduction à sens unique. Nous avions rapidement saisi son attirance envers le grand bonhomme, ce qui nous gênait constamment et dont nous nous moquions. Max n'en avait que faire de ses avances, il en dégageait même de l'énervement mêlé à de l'incompréhension. « Mais que me veut-elle au juste, cette nana, me demandait-il souvent, comment pourrais-je m'en débarrasser sans devoir l'enterrer ou la jeter à la mer ? » Puis il se laissait aller sur le terrain bosselé de l'hésitation. « Après tout, dois-je laisser ma chance passer ou dois-je essayer ? Martin, je ne sais pas quoi faire. »
Motivé à me convaincre de ses bons sentiments, il commença alors à me raconter la suite de l'histoire passée en coulisses. A la place d'un sentiment de rejet se développa progressivement en lui un sentiment certain de curiosité. Il l'accepta enfin comme ami sur Facebook, une action somme toute banale mais significative de son intérêt. Encore plus, il s'ouvrit à elle. Cela permit alors à Mélissa d'engager des conversations sur le réseau social à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Leurs discussions s'éternisaient, elles évoquaient tout et rien à la fois et le jeu de séduction était désormais à double sens.
En manque d'affection, le solide gaillard craqua sa carapace et lui dévoila son cœur tendre au fil des échanges qui m'étaient jusqu'alors inconnus. Il l'invita à venir passer du temps chez lui après avoir partagé un fast-food, puis ils s'échangèrent leur premier baiser.
Il lui était venu le temps de dévoiler au grand jour leur amour. Mais je sortais partagé de cette fausse surprise. Mon enthousiasme de le voir heureux existait bel et bien, comme un meilleur ami le ferait naturellement, mais les raisons logiques à ce revirement de situation m'échappaient. Mélissa utilisait les codes inverses de la séduction traditionnelle : elle focalisait ses forces sur des manières obscures de harcèlement dans le but de décrocher un premier rendez-vous, comme on... Je ne sais pas, en fait. Aucune analogie ne me vient à l'esprit tant la technique est unique. Et pourtant, elle avait fonctionné.
Son caractère à toute épreuve et sa force peu commune lui donnaient un avantage certain, mais ce type d'initiative était au-delà de mes forces. La mienne était inexistante et coupée à la racine par une possible honte face au regard de la personne harcelée et de ses refus insistants, et face à ma propre conscience de gentil garçon ne souhaitant recevoir l'étiquette du harceleur. Comme n'importe quel être humain normalement constitué et bien élevé, pensais-je. Laissez la technique à un garçon, qui l'appliquerait de la même façon, et on aurait droit à une affaire juridique de harcèlement ! Mais venant d'une fille, cela semblait paraître normal. Le garçon visé devait sûrement se sentir flatté qu'une fille fasse le premier pas, peu importe la manière.
Les deux premières heures de la journée passèrent calmement. Max se rendit au pied des escaliers du bâtiment principal dès la sonnerie et patienta. Mélissa allait bientôt arriver. Par politesse envers Max, j'attendis à ses côtés, sans avoir une once d'envie de mieux la connaître.
« Ah, la voilà », s'exclama-t-il en se retournant. Cheveux châtains, grain de peau rougeâtre, lèvres pulpeuses, lunettes de soleil rondes protégeant à la fois les sourcils et l'ensemble des joues, Mélissa déambulait dans les couloirs en tenant à bout de bras son sac à main, logis de ses affaires personnelles et scolaires. Le poignet relevé, la paume de la main exposée, le coude plié et collé aux côtes, elle se trimballait comme ses filles à la « m'as-tu vu », filles à papa trop gâtées que l'on voyait dans des émissions honteuses de télé-réalité, prêtes à tout pour subvenir à leurs besoins et leurs pulsions. Elle était répugnante de vulgarité. Je regardais le spectacle comme quelqu'un observait un cadavre en décomposition, avec le dégoût et l'envie de m'éclipser rapidement de la scène.
« Salut ma puce, lança-t-il mielleusement en l'attrapant par la taille et en lui survolant les lèvres.
- Coucou toi, répondit-elle sur la pointe des pieds pour compenser sa différence de taille.
- Tu dois connaître Martin.
- Oui, bien sûr. Salut ! »
Elle posa sa main sur mon épaule et me fit la bise. Je ne bronchai pas et répondis poliment pour ne pas les froisser. Étonnement, elle avait les joues douces.
« Vous voilà enfin en couple, m'enthousiasmai-je faussement, d'un sourire forcé et trop expressif.
- Eh oui, Martin. Je savais que ce gros nounours allait craquer.
- J'aurais craqué un jour ou l'autre », sourit-il niaisement.
Quelle scène affligeante... Comment avait-il pu tomber si bas, par désespoir amoureux.
Aurélien et d'autres connaissances arrivèrent à cet instant. Mélissa ne les avait jamais rencontrés mais elle leur fit poliment la bise en se présentant. Elle marqua là un bon point, se montrant courtoise et intéressée, mais cela me semblait être une façade, un rôle sournois qu'elle aimait jouer.
Max se tenait droit, adossé à un pilier, protégeant de ses bras sa petite amie. J'observai pour la première fois leur tendresse mutuelle, adossé moi aussi, les mains derrière le dos, à l'un des piliers recouvert d'une peinture âpre et ressentant la dureté de la matière, comme je l'avais été dans ma nouvelle. Comme coupable d'une maladresse. Comme incapable de souffler à Max la terrible erreur dans laquelle il était en train de s'enfermer. Aurélien fut surpris.
« Ah, ils sont ensemble ces deux-là ?
- Ne nous trouves-tu pas mignons ? lui répondit franchement Mélissa.
- Oh tu sais, moi, je m'en tamponne des histoires personnelles. »
Aurélien semblait aussi gêné que moi. Je lui avais fait part de cette « affaire » peu de temps auparavant, et voir un ami à lui dans cette situation de domination ne l'enthousiasmait guère.
« Est-ce au moins une histoire sérieuse ? » demanda-t-il. Max prit l'initiative de répondre : « Pourquoi une telle question, oui, bien sûr, haussa-t-il les épaules.
- Je vois ça.
- Et toi, Aurélien, tu as une copine ? interrogea Mélissa.
- Moi ? Non. J'ai déjà trop à faire avec mes cours.
- Ah, c'est dommage. Et toi, Martin ? »
Je cherchai l'attention de Max pour qu'il puisse me tendre une main bienfaitrice à cette question délicate, mais je ne ressentis que cette expression si particulière de l'homme envoûté, comme l'est le serpent par le charmeur.
« Non, je suis célibataire, lui dis-je franchement, droit dans les yeux, comme pour lui faire comprendre que sa question était déplacée.
- Et tu cherches quelqu'un ?
- J'aimerais bien être en couple, mais c'est compliqué, m'ouvris-je cependant, rattrapé par mon naturel.
- Ne dis pas n'importe quoi, ricana Mélissa. C'est naturel et très simple de trouver l'amour. Chacun recherche une moitié. Sors un peu de chez toi et tu verras que ça t'arrivera.
- Mais oui Martin, insista Max, sors un peu, je te le répète depuis tellement de temps. »
Le reste de notre discussion, fait de préjugés et de raccourcis faciles, me reste encore en travers de la gorge aujourd'hui. Je pris véritablement conscience de sa dangerosité, telle une dynamite prête à exploser, elle qui fut soigneusement posée sous le pont de mon amitié avec Max.
Ses propos sincères mais blessants me firent, avec le recul, repenser à Léa. Le soir-même de cette rencontre, profondément plongé dans le bassin de mon inconscient, je recréai un long instant mon ancienne maison. Accoudé à la fenêtre de ma chambre, je pointais en direction de la maison voisine. La jeune fille blonde m'offrait son visage. Nous nous regardions sans lassitude, comme si nous essayions chacun de lire dans l'esprit de l'autre. D'un geste appliqué, elle collait ensuite à la vitre froide et humide une grande feuille blanche imprimée de quelques mots, mais les lettres se distordaient. L'image se brouillait petit à petit et j'émergeai de cet instant de bonheur par un réveil désagréable, me rappelant la longue journée de cours à affronter. Mais ce moment intime me mit de bonne humeur avant de devoir subir à nouveau l'affligeante présence de cette fille malsaine.
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La passion des sentiments
Mystery / ThrillerEnvoyé au front, Martin est amaigri, miséreux. Son état physique et mental l'interroge sur sa situation : et s'il était, finalement, le seul responsable de son sort, et que le destin n'avait eu aucun rôle ? Au cours d'une journée, le jeune homme fai...