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« Je pense à mes chums, parfois. » William s'est soudainement réveillé de sa petite sieste, l'arme à la main, dans notre forêt biélorusse bien calme.
« Tes quoi ?
- Mes potes.
- Ah.
- On bouge ?
- Ouais. »

Nous nous relevons péniblement et partons en sens inverse. Je regarde ma montre et réalise que nous sommes très en avance sur les horaires imposés de surveillance. Il était midi passé. A peine. Mais qu'importe... S'il fallait surveiller les papillons, je l'aurais fait volontiers mais... chasser le russe, très peu pour moi. Et puis de toute manière, s'il fallait le combattre, nous serions mieux à l'abri dans nos maisons.

Le hameau est toujours habillé de la même fausse sérénité. J'interpelle notre supérieur pour faire le point, dans la posture traditionnelle du soldat respectant la hiérarchie, tout en me moquant de lui.

« Rien à signaler, mon adjudant. Pas de trace ennemie, mon adjudant.
- Repos, soldat. Déjà ? Je sais bien qu'il ne s'y passe rien dans cette forêt mais... Et puis, tu sais très bien que tu peux me parler sans ces procédures militaires ridicules.
- Excusez-moi, mon adjudant. Je les respecte simplement pour éviter les punitions.
- Ta punition sera de dormir dans le même lit que la petite vieille du coin de la rue si tu continues de m'appeler « mon adjudant ». Tu vois de qui je parle ?
- Très bien. J'arrête.
- Tu peux aller te reposer. Il n'y a plus rien à faire ici. J'ai dit aux autres gars de revenir avant le coucher du soleil. »

La hiérarchie militaire n'existe pas dans notre groupe. Notre adjudant fut nommé un peu au hasard et il ne supporte pas être au-dessus des autres. Il n'aime pas donner des ordres mais il s'efforce de le faire. Et puis il n'a aucune science militaire. Que l'on revienne pour midi ou dans la nuit de notre vadrouille, il s'en contrefout. Il aimerait bien être démis de ses fonctions et renvoyé chez lui, en sachant pertinemment que cela n'arrivera pas. Mais il est français, comme moi. Il aime tout sauf obéir. Lui non plus ne veut pas faire cette guerre stupide. Ou du moins, ce qui ressemble à une guerre. Je n'arrête pas de le dire. L'ennemi est toujours chez lui et nous ne savons pas s'il attaquera un jour. Nous n'avons aucune idée des plans des politiques et des généraux, ni combien de temps nous devons rester dans ce hameau.

Notre zone n'est évidemment pas une voie stratégique pour la conquête de la Biélorussie. A quoi bon la défendre ? Et puis, nous sommes en sous-effectif. Si les russes nous attaquent, nous sommes tous morts. S'ils percent un flan voisin et nous encerclent, nous sommes tous morts. Alors à quoi bon défendre ?

Cette guerre est stupide. Ce monde est stupide. Nos généraux sont stupides... Mélissa est stupide...

Je m'allonge sur de la paille entreposée dans la grange reconvertie en quartier général. William rejoint notre chambre. Mes autres frères d'armes inspectent encore les environs. Ou plutôt, ils profitent du paysage. Et les locaux vivent leur vie. Le paysan propriétaire de la grange n'apprécie pas notre occupation et nous surveille de sa petite maison. Mais il n'a pas le choix.


Mélissa. Qu'avions-nous fait pour te mériter. Nous reçûmes au début du mois de juin notre convocation pour le Baccalauréat anticipé prévu à la fin du mois et qui se prolongeait début juillet pour les épreuves orales. Mon père m'apprit le même jour la date de notre déménagement. Ce sera le 21 août. Il m'avait mis en garde dès notre arrivée dans la cité phocéenne :

« Nous venons habiter ici, mais retiens bien que ce n'est que du provisoire. J'ai été muté dans la région pour terminer ma carrière. Un bon poste m'a été proposé et il aurait été bête de le refuser. A ma retraite, qui arrive bientôt, nous partirons, parce que nous n'aurons aucune raison de rester à Marseille. Nous irons retrouver notre famille.
- Et tous mes copains d'enfance ?
- Non. Nous ne retournerons pas en Alsace du côté de maman. Nous irons en Bretagne, là où j'ai grandi. »

Mes pieds s'étaient soudainement mis à danser sans coordination à l'écoute de ses propos, prêts à me faire tomber sur le sol de l'incertitude. Je ne savais pas quoi en penser. Je me remémore mes premiers pas dans la cité phocéenne comme forcés et difficiles à accepter pour un enfant perturbé par son adolescence, dans le besoin de stabilité affectif et ayant perdu soudainement tout repère. Repenser à mes amis et à mon cher quartier de mon enfance lors de mes premières nuits, dans un processus naturel de protection face à mon nouvel environnement, n'était pas suffisant pour me rassurer. Ce fut ce moment où je pris conscience que mes futures amitiés, aussi fortes fussent-elles, allaient inévitablement être sacrifiées. Je les eues, ces rares amitiés marseillaises, découvertes dans les turbulences scolaires et la socialisation indispensable à mon bien-être. Mais je n'étais pas tellement attaché à elles et les craintes de les perdre furent soulagées par l'arrivée de Mélissa. Max, la seule colonne sur laquelle je pouvais m'appuyer, regardait tout d'un coup ailleurs ; cette mise de côté revenait à dénouer mon unique amitié sincère. Elle s'évaporait progressivement sous mon regard à la fois impuissant et soulagé. J'y trouvais, d'un coup, plus d'atouts que d'inconvénients à rouvrir les cartons et filer loin de cette ville.

Pourtant, je l'aimais bien, ma villa marseillaise que mon père louait une fortune. La maison occupait un petit terrain douillet au fond d'un lotissement bien gardé. Le jardin donnait sur la route rattachant les quartiers difficiles de la Cayolle et des Baumettes, dans le neuvième arrondissement, à l'extrême sud de la ville. L'architecture typique, mélange de bois et de pierre calcaire, me plaisait. Nous avions refait une bonne partie des peintures et donné de la couleur aux pièces ternies par une mauvaise tapisserie orangée. J'avais eu l'occasion de décorer ma chambre à mes goûts et chaque pièce dégageait une atmosphère particulière lorsqu'on y entrait. La terrasse aménagée nous permettait de déjeuner sous le chant infatigable des cigales et nous étions protégés des rayons du soleil par un immense parasol au cœur d'un décor pagnolesque. Pagnol... père de la belle Manon des sources qui me rappelait tant Léa à la lecture de ce formidable roman, et moi, je jouais le rôle ingrat d'Ugolin, comme déshérité de la nature et m'éprouvant d'amour pour la belle blonde, mais haït pour un crime que je n'avais pas commis, et dont je ne connaissais pas même la nature.

Parfois, l'apparence de paradis qui englobait la villa prenait des tournures plus dramatiques, causées par les jeunes paumés qui résidaient dans les bâtiments aux alentours. Ils jouaient au rodéo automobile et n'hésitaient pas un instant à mettre le feu à une voiture volée, en pleine rue et en pleine journée. Nous avions été spectateurs d'un incendie particulièrement violent, les flammes allaient jusqu'à lécher le mur nous séparant de la rue et elles atteignaient les petits arbustes et autres palmiers ornant le jardin autour de la piscine, laissant craindre un départ d'incendie au sein de notre terrain. Mais ma plus grosse colère éclata lorsqu'un brasier fut déclenché à quelques centaines de mètres par des enfants gavés de pétards et explosifs, inconscients du danger pyrotechnique qu'ils représentaient. Les cendres grises et noires rejoignirent notre piscine pour s'y déposer délicatement, et elles avaient même infesté ma chambre et mes draps, résultat d'une fenêtre ouverte et d'un fort mistral.

Malgré ces péripéties qui déclenchèrent en moi un agacement profond et une impatience de découvrir la Bretagne, je tentais de photographier mentalement l'environnement dans lequel je vivais encore pour peu de temps, afin d'en garder une image positive et joyeuse.
Les levers de soleil passaient et je ne pouvais que faire le constat amer de la distance grandissante entre moi et Max que nous ne pouvions pas même stopper, comme un bateau se laissait entraîner loin du rivage par le courant. Le rituel de nos retrouvailles matinales se voyait entravé d'une même présence féminine indésirable, toujours accrochée aux bras de son rugbyman comme une tique reste solidement agrippée au pelage d'un animal. Certes, le comportement de Max restait sensiblement le même lors des cours : il suivait les leçons et il aimait bavarder avec nous, mais mes réponses à ses sollicitations se faisaient en proportion de notre amitié : plus faibles encore au fil des jours.

Lors des pauses, Max allait inévitablement la retrouver au pas de course sans me prêter quelconque attention et il me laissait sur le côté. Il était cependant hors de question d'aller déranger l'intimité du couple ou de le remettre en question. Il existait bel et bien et nous ne pouvions rien y faire.

Au déjeuner, Mélissa avait pour habitude de l'emmener chez elle. Je me retrouvais avec mes autres amis, que j'appréciais tout de même sans pour autant en ressentir la même affinité.
La pause du midi semblait chaque fois interminable. Patientant au même endroit la reprise des cours, j'apercevais le couple revenir plus tôt que prévu mais à mon grand regret, celui-ci préférait m'ignorer et se raconter des mots doux. Alors, lassé de cet abandon, je vissais à mes oreilles mes écouteurs et je lançais ma playlist, seule compagnie fidèle et divertissante pour patienter jusqu'à la sonnerie de quatorze heures.

La journée achevée, nous nous séparions comme de tradition au franchissement des grilles et nous profitions des adieux pour planifier notre future soirée passée derrière les écrans. Mais nous avions désormais des envies opposées. Nous nous retrouvions à la tombée de la nuit sur Facebook dans une atmosphère devenue froide. Je devinais bien qu'il préférait passer ses soirées à roucouler en compagnie de sa dulcinée. Ses réponses devenaient moins longues, moins enthousiasmées, et elles prenaient plus de temps à être rédigées. A plusieurs occasions, je ressentis cette étrange sensation de le déranger, l'imaginant s'énerver de mes relances face à son écran. Je coupais alors toute connexion pour m'isoler dans les jeux vidéo ou la télévision. Il m'arrivait plus rarement de me déconnecter des écrans et d'épargner mes yeux en les laissant s'adonner à la joie de la lecture d'un roman.

Nous étions péniblement arrivés au dernier samedi de compétition et s'annonçait là l'un des derniers moments conviviaux que je pouvais partager avec Max. Le bus du début d'après-midi s'immobilisa devant le stade de son club de rugby, que les joueurs néo-zélandais, les « All Blacks », avaient réquisitionné lors de leur Coupe du monde française quelques mois auparavant. Quelle fierté cela pouvait être pour nous, bavant devant ces stars étrangères et inaccessibles, légendes de leur sport ! Peu de temps après leur élimination face aux français, ils avaient libéré l'espace mais ils nous avaient signé un bon nombre d'autographes et posé pour d'interminables séances photos. Le principal club de rugby de la ville avait donc ses quartiers dans cette belle enceinte pouvant accueillir jusqu'à mille personnes et ce samedi-là était jour de fête. Le club jouait son dernier match de la saison et Max faisait partie du XV de départ, comme bien souvent. Sa taille et sa force lui permettaient d'occuper le poste de troisième ligne centre.

L'échauffement toucha à sa fin alors que je pris place dans les gradins, ayant exceptionnellement accepté Mélissa comme voisine, bien contre ma volonté. « Réserve-lui une place, tu pourras lui expliquer les règles et lui tenir compagnie », m'ordonna Max la veille.
Le match débuta à l'heure prévue. Mélissa se concentra, les coudes sur ses genoux, penchée en avant comme pour mieux apercevoir les actions.

« Je n'y comprends rien Martin, mais ils sont tous tellement beaux à voir jouer.
- Les deux équipes sont en train de constituer leur bloc après un en-avant, lui expliquai-je. La remise en jeu est faite par une mêlée qu'ils sont en train de former. Ils vont se pousser pour gagner la maîtrise du ballon, que le demi de mêlée aura mis en jeu sous le bloc de son équipe.
- Oui... oui... Si tu le dis », acquiesça-t-elle, roulant des yeux.

La première mi-temps se passa ainsi. Passionné par le beau jeu proposé lors de la partie, je savourais pour la dernière fois ce spectacle. Mélissa n'avait d'yeux que pour son grand et fort troisième ligne, le maître à jouer de son équipe, pensait-elle certainement. Son manque d'objectivité et de connaissances, à chacune de ses remarques, avait le don de m'agacer.
Max lui fit un signe amoureux à la rentrée aux vestiaires. L'équipe locale menait neuf à trois. Le match se jouait principalement sur les pénalités malgré des belles occasions d'essai.
Le combat continua de plus belle sur la pelouse dès le coup d'envoi de la seconde période. Le bruit des impacts physiques résonnait dans les travées, l'odeur de sueur dégoulinant des athlètes remontait jusqu'aux narines des spectateurs entraînés par la même adrénaline que les joueurs. On faisait un bond à chaque action litigieuse et à chaque coup de sifflet. Les supporters marseillais vivaient le match d'une passion féroce mais fair-play. Chaque action était rudement commentée par les deux camps, une bière à la main.

Max devint soudainement très sollicité. A la réception d'un ballon, bien décidé à percer la ligne adverse par une lourde charge, il fonça tête baissée sur un pilier bien sur ses appuis. L'expérimenté adversaire saisit les hanches du valeureux attaquant et le renversa sur le côté, entraîné par la vitesse et l'angle d'attaque. Les pieds du troisième ligne se décollèrent du sol et son corps bascula pour retomber lourdement. L'épaule droite se planta la première dans l'herbe. Tout son poids s'écrasa sur l'innocente clavicule et un cri instinctif de douleur fit le tour des travées. L'arbitre laissa le jeu continuer.

Cette impressionnante action déclencha la fureur de Mélissa. « Il y a faute là ! Il est fou lui ! » Son athlète restait à terre. Il grimaçait, retenait son épaule et se tordait de douleur. Les médecins accoururent sur la pelouse lui prodiguer les premiers soins. Ils l'aspergèrent d'une bombe de froid et l'aidèrent à se relever. Sa main restait accrochée à son épaule alors qu'il regagnait le banc de touche.

« Ça devrait aller, temporisai-je.
- Comment ça, ça devrait aller ? T'es aveugle ? L'autre con lui a pété l'épaule !
- Les médecins ont pu lui faire bouger et ils n'ont pas l'air si inquiet, tentai-je en vain de la rassurer. Ça ne doit être qu'un mauvais choc à la retombée.
- C'est n'importe quoi ! Il se fait couper en deux et l'arbitre ne siffle pas ? Oh l'arbitre, fous-le dehors, ce con ! »

Mélissa était hystérique, debout dans les gradins, prête à descendre sur le terrain. Les spectateurs se retournaient et jetaient des coups d'œil moqueurs envers la jeune femme nerveuse. J'essayais de me cacher, pris de honte de connaître cette personne et le joueur blessé.
Max fut logiquement remplacé par précaution et rentra ensuite au vestiaire accompagné d'un médecin pour des examens complémentaires. Ils firent quelques exercices pour s'assurer de sa santé. En tribunes, l'inquiétude de Mélissa se trahissait sur son visage. Je profitai de son calme pour suivre plus sereinement la fin de partie.

A l'approche du coup de sifflet final, l'équipe locale menait dix-huit à six. Ils avaient marqué puis transformé un essai dans l'indifférence la plus totale de la marseillaise, immergée dans son smartphone, spammant son amoureux de messages inquiets. Le match se termina sur des spectaculaires actions défensives et une séquence offensive de l'équipe adverse vouée à l'échec, face au solide bloc que formait l'équipe locale. L'arbitre abrégea la rencontre à la suite d'un ballon perdu des visiteurs. Max terminait donc sa saison sur une victoire. Ses coéquipiers se congratulèrent modestement d'une accolade amicale. Ils saluèrent sportivement leurs adversaires du jour qui n'avaient pas démérité. Le match s'était joué sur des détails et de la réussite malgré un écart de douze points.

Je rejoignis l'arrière de la tribune d'une envie nonchalante et pénétrai dans le couloir des vestiaires prendre de plus amples nouvelles. Mélissa me suivit au pas.

« J'espère qu'il va bien, continua-t-elle de s'inquiéter.
- Je te dis que ça va aller, m'énervai-je véritablement.
- Dis-moi où se trouve son vestiaire. »

Nous déambulâmes dans un long couloir étroit où le staff et l'entourage des équipes débriefaient la partie. L'entrée du vestiaire local se cachait au fond et il fallait se frayer un chemin dans la foule. J'indiquai à Mélissa, par des gestes approximatifs, la porte du vestiaire et m'arrêtai quelques mètres avant, conscient que l'entrée y était interdite à toute personne étrangère à l'équipe. Mélissa n'en n'avait que faire et insista pour voir son joueur, mais l'imposant portier bénévole ne céda pas aux caprices de la jeune femme. Elle finit par abandonner après une faible argumentation agitée et elle replongea dans son smartphone, patientant à proximité de la porte à faire les cent pas.

« Martin, y-en-a-t-il encore pour longtemps ? » Elle me criait dessus sans prêter attention au monde nous entourant. Je tournai rapidement les talons et sortis du couloir la tête basse, puis me dégourdis les jambes en m'appuyant aux grilles de sortie. Je m'attendais à y retrouver Max dans l'idée de refaire le match comme nous aimions le faire. Nous confrontions en général nos deux points de vue, celui du joueur impliqué au cœur de l'action et celui du spectateur au regard objectif.

Le temps s'égrena lentement. Je dévisageai les quelques spectateurs restants dans l'enceinte, accoudés à la buvette, clopes au bec et un demi à la main, ou pour les plus coriaces un jaune peu noyé, comme de coutume.

L'équipe adverse sortit la première, sauta dans son bus et prit la route. Les premiers coéquipiers de Max passèrent ensuite sans dire un mot, leur sac de sport accroché autour de leur épaule ou à bout de bras. Arriva le tour du couple attendu, après une attente interminable de quarante-cinq minutes. Mélissa semblait suspendue à la bête. Une serviette recouvrait encore l'épaule martyrisée et la jeune femme insistait pour porter son sac, de peur qu'il n'accentue sa blessure. Conscient de ne pas être gravement touché, Max profitait cependant de cette attention hors du commun pour se laisser chouchouter. Il m'aperçut esseulé, proche de la route et prêt à partir.
« Je dois rentrer. A plus tard », me dit-il. On ne sentit aucune gêne dans son attitude et Mélissa ne me calcula pas un seul instant.

La passion des sentimentsWhere stories live. Discover now