Un bruit s'apparentant à une explosion lointaine me fait émerger de mon sommeil léger dans un sursaut instinctif. Ma première image est celle de William, assis dans la grange non loin de moi. Il ne fait rien et n'est pas inquiet de ce qu'il a entendu. Bon...
Mon crâne me fait mal. J'ai trop dormi. J'ai dépassé la demi-heure requise pour une bonne sieste réparatrice et je rencontre des difficultés à émerger. Je me force à me lever et à m'étirer, tout en baillant plusieurs fois à en gober des mouches.
« C'est bien, tu ne ronfles pas, me dit William. Tu ne fais pas de bruit.
- Ouais, mais on ne peut pas dire la même chose de toi. »
Il ricane d'un air bête.
« Tu faisais quoi pendant que je dormais ?
- Rien.
- Ah.
- L'adjudant va revenir. »
Je regarde au loin dans la campagne biélorusse et je continue de voir ma vie universitaire avec Hélène, qui avait pris un détour dans mes rêves alors que je repensais à elle avant de m'endormir. Je revis ces instants captivants, magnétiques, occultes, à la fois proches et lointains. Ils m'ont profondément bouleversé.
Ils m'ont autant bouleversé que le soir où je rendis visite à mon père... En jetant un œil curieux à travers la baie vitrée, je me rappelle l'apercevoir sur son grand canapé en cuir, un verre d'alcool à la main et des chips sur la table basse. Il était heureux de me revoir.
« Je viens d'attaquer l'apéro, dépêche-toi. Ton cocktail va refroidir. » Il profitait sans concession de son temps libre et son humour absurde m'amusait depuis tout petit. La joie se dessinait rarement sur mon visage ces derniers temps. « Ah, mon grand, quel beau sourire tu me fais, se réjouit-il en me secouant vivement la main droite tout en m'enlaçant. Tu as la belle carrure d'un jeune adulte depuis que tu fréquentes les bancs de la fac. Viens t'asseoir et raconte-moi tout. »
Je saisis des poignées de chips et bus plusieurs gorgées en lui évoquant ma routine dans mon studio, mon rythme quotidien à l'université et les sujets psychologiques découverts au fil des cours, et lui exprimai toute ma joie de revenir le voir. Nous nous aimions beaucoup et partagions une certaine complicité, mais nous avions vite compris à mon départ de la maison familiale qu'il était nécessaire de ne plus nous voir régulièrement. Nous privilégions les rares mais forts moments.
« C'est bien, mon grand, me félicita-t-il. Continue tes efforts. Il n'est pas encore temps de te reposer, tu auras toutes tes vacances d'été pour... Même si tu as moins d'heures qu'au lycée, tu dois compléter ce que tu apprends en cours avec tes propres recherches. Les professeurs ne sont plus là pour te mâcher le travail.
- Je suis au courant, papa, ne t'inquiète pas... Pour l'instant, j'ai limité la casse à mes partiels de janvier, parce que j'ai beaucoup de mal à comprendre les cours. Je ne sais pas comment j'ai pu éviter les hors-sujets.
- Si tu ne comprends pas les sujets, c'est que tu ne les travailles pas assez.
- Pourtant, si. Et tu sais bien que je lisais déjà des textes de psychologie avant d'entrer à l'université.
- C'était de la psycho de comptoir, Martin. Ne me fais pas marcher. »
Il me regarda comme pour me défier.
« Bon. C'est vrai que les textes pouvaient être un peu simplets et vulgarisés, reconnus-je en me servant allègrement dans les chips. Mais quand même ! Certaines pages pouvaient être très détaillées. Ne sous-estime pas Wikipédia. »
Il tira une tête dubitative et changea soudainement de sujet.
« Et avec les filles ? Quand est-ce que tu me présentes une belle nana ? »
Il avait ce don de me relancer inlassablement sur ce sujet, à mon plus grand désarroi.
« Que veux-tu ? Que je me concentre sur mes études ou que je tombe sous le charme féminin ?
- L'un n'empêche pas l'autre, tu sais, me dit-il en levant son verre, tout en réalisant un léger clin d'œil rapide et complice.
- Je ne m'y attarde pas dessus, lui répondis-je froidement en détournant mon regard.
- Oui, bien sûr, s'étouffa-t-il à moitié avec la gorgée qu'il voulait avaler.
- Non. C'est vrai. Et puis elles ne sont pas intéressantes.
- Tu ne vas pas faire croire au vieux singe qu'aucune étudiante n'est suffisamment à ton goût », s'amusa-t-il en rigolant très fort. Je pouffai de rire avec lui en l'imageant tel un gorille agité sur le canapé et je terminai cul sec mon verre. Il me le remplit aussitôt.
- Pour te raconter la vérité, commençai-je à me détendre, je ne vais pas aux soirées étudiantes et j'évite les activités universitaires. En partant de là, c'est compliqué de faire des rencontres.
- Et pourquoi tu t'abstiens ? Elles sont faites pour ! Tu ne sais pas ce que tu rates.
- Je sais très bien ce qui s'y passe... Mais... Je ne m'y sens pas à l'aise... C'est tout. Il y a trop de bruit, tout le monde picole, et puis les autres se connaissent déjà et ils ignorent les nouveaux. Je reste toujours planté dans un coin et j'attends... Je pense à ce que je pourrais faire de plus productif chez moi. Il n'y a rien d'amusant dans ces soirées.
- C'est toi qui vois. Mais tu peux toujours aborder les filles pendant un cours ou dans les couloirs. Rien ne t'en empêche.
- Écoute, m'agaçai-je en soupirant, je suis grand maintenant. Je fais ce que je veux.
- Je ne te vois pas devenir adulte, mon grand. C'est que je compte sur toi pour me donner des petits-enfants. Tu rendrais maman très heureuse, là où elle est. Tu sais bien.
- Moi aussi, ça me ferait plaisir. Mais il ne faut pas se précipiter.
- Tu as raison. Tu as encore le temps. Mais attention, plus tu grandiras, et plus les histoires de couple seront compliquées. »
L'apéritif s'éternisa autour du souvenir de maman. Il me détailla passionnément ses anecdotes vécues en sa compagnie, en particulier sur les voyages qu'ils firent en amoureux au Népal, en Bolivie et au Kenya, en les illustrant avec des clichés d'époque qu'il avait récemment restaurés. Notre déménagement de Marseille lui permit de remettre la main sur un vieux carton poussiéreux qu'il pensait perdu, et qui contenait un grand nombre d'archives qui lui tenait beaucoup à cœur. Son nouveau voisin rennais, un vieillard passionné par les babioles et qui passait son temps à bricoler, lui donna une précieuse aide dans cette restauration.
Mes parents s'étaient rencontré à l'occasion d'une mission militaire africaine, sans qu'ils ne me précisent leur raison de leur déploiement. Mon père servait l'armée en tant que lieutenant et une sévère maladie le cloua subitement dans un lit de fortune. La drogue servie par l'infirmière apaisa ses douleurs physiques mais elle le fit partir dans des hallucinations colorées, et il lui arriva parfois de subir des convulsions effrayantes dès la fin des effets. L'infirmière resta longtemps à son chevet et elle réalisa la douleur que cet homme pouvait ressentir à travers ses gestes incontrôlés et ses gémissements, ainsi que le soulagement que pouvait lui procurer ce mélange tenu secret. Mon père ne réalisait pas encore cette présence féminine à ses côtés, trop immergé dans les mondes imaginaires qu'il parcourait inconsciemment.
Sa maladie s'estompa progressivement après une dizaine de jours d'atroces souffrances et ce n'est qu'à l'arrêt de son traitement qu'il réalisa l'importance de l'infirmière dans sa guérison. Elle lui raconta le quotidien qu'il subissait et elle se montrait très inquiète pour sa santé. Touché par cette attention, mon père se rapprocha d'elle et ils se voyaient occasionnellement pendant leur temps libre. Ils déjeunaient ensemble à distance des autres gradés et ils évoquaient leurs vies civiles respectives. Ils se découvrirent des points communs et se firent la promesse de se revoir en métropole après avoir échangé un premier baiser loin des regards indiscrets.
L'infirmière rentra la première pour trois mois de permission. Le lieutenant la suivit deux semaines plus tard pour un mois. Ils précipitèrent leurs retrouvailles autour d'un dîner alsacien et l'infirmière profita de ce moment intime pour lui faire part de sa volonté de quitter l'armée. Elle souhaitait se reconvertir en aide à domicile pour continuer de soigner les personnes dans le besoin, sans à nouveau risquer sa propre vie qu'elle jugeait fragile. Elle ressentait probablement, au fond d'elle-même, les prémices de sa future maladie... Emportée dans son élan, elle se hâta de demander mon père en mariage, ce qu'il accepta sans hésitation. Épris d'un puissant amour, il ne pouvait plus se passer de cette femme et cela concordait avec son envie de stabilité. Il quitta sa région bretonne pour la rejoindre et ils passèrent devant monsieur le maire dans la foulée. Ils m'accueillirent un an plus tard dans leur foyer.
Ma mère décéda subitement pendant mon adolescence et je n'appris que très récemment, par mon oncle maternel, que mon père supplia une rétrogradation de son statut à ses supérieurs pour occuper un poste moins contraignant et fixe, pour ne plus subir le déploiement à l'étranger. Ce qui expliqua notre départ de ma chère Alsace.
Sur ces souvenirs émus, nous rejoignîmes la table composée du minimum requis, sur laquelle un succulent bœuf bourguignon mijoté, comme lui seul savait les faire, nous attendait.
« Que fais-tu de ta retraite ?
- Pas grand-chose, tu sais, répondit-il sans me regarder, les coudes sur la table et les mains serrées. Ça m'arrive de rester devant la télévision toute la journée.
- Tu ne devais pas te remettre au vélo ?
- Je ne sais pas encore.
- Pourquoi ?
- Je n'en ai pas la motivation, soupira-t-il. J'ai beaucoup donné pour mon travail et me poser me fait du bien. Je découvre des petits plaisirs.
- Comme lesquels par exemple ?
- Le simple fait de me réveiller naturellement. J'ai fini par jeter cet affreux réveil.
- Et tu me traitais de fainéant quand je le faisais les week-ends ! rigolai-je.
- Tu sais Martin, je n'ai jamais eu l'occasion de me reposer depuis mon entrée à l'armée. Avec le temps, je m'y étais habitué. Je me lève toujours avec les poules mais je commence à mieux dormir, et parfois plus longtemps, sans me préoccuper de la journée qui arrive.
- C'est bien que tu puisses profiter d'une vie simple. Je suis content pour toi.
- Il m'arrive souvent de penser aux gars qui en bavent à l'autre bout du monde. J'ai de la peine pour eux mais aussi un profond respect.
- As-tu réussi à oublier certains moments ?
- Non. Jamais tu ne les oublies. Et jamais tu ne les racontes. »
Je me tus. Mon père se mit à mâcher difficilement quelques morceaux, sans doute perturbé par des images insupportables gravées dans sa mémoire. Je le vis mal à l'aise mais le relançai sur le sujet coréen que nous suivions tous les deux, en lui présentant un article découpé dans le journal le matin même. Il traînait dans ma poche depuis des heures.
Le texte prenait une demi-page mais je ne ressentis jamais autant de peur me traverser à l'idée des conséquences que cela pouvait avoir. Les médias étaient inconscients de l'importance des événements et en parlaient peu. Mais les risques d'escalade étaient bien réels.
La veille, un soldat nord-coréen fut tué au cœur de la zone démilitarisée par un soldat américain. La Maison Blanche justifia le tir comme un simple acte d'auto-défense à ce qui s'apparentait à une attaque préméditée. Une déclaration immédiatement réfutée par Kim et selon la virulente speakerine de la télévision nord-coréenne, l'administration Obama venait de déchirer l'armistice de Panmunjeom.
Un raid aérien préventif au nord de Séoul, proche de la frontière, eut lieu deux jours après l'attaque. Un survol inoffensif en rase-motte suffit pour que le président américain s'emballe dans un discours enflammé d'intimidations sincères, propos soutenus par les autres états-membres de l'OTAN mais très discutés à l'ONU.
Le leader du parti unique, conscient de ses forces limitées, supplia ses alliés chinois et russes de venir l'épauler. La Chine fut la première à répondre et elle proposa une aide discrète, rejointe plus tard et encore plus discrètement par la Russie sur un fond de musique communiste des années cinquante. On croyait rêver. Plus aucun diplomate n'était assez expérimenté pour désamorcer l'escalade. Plus aucun politique américain rallié au président ne voulait croire à la paix, devenue interdite face à ce petit ennemi agité et agaçant.
L'article ne racontait que les faits communiqués par les deux états qui se renvoyaient la patate chaude des responsabilités du meurtre. Il n'y avait donc pas de quoi s'inquiéter de ces histoires lointaines pour quiconque ne s'intéressait pas au sujet... Mon père ne fit d'ailleurs aucun commentaire sur sa lecture et se contenta de jeter d'un geste sûr le papier redevenu boule dans une poubelle. Il retrouva le goût de la parole en évoquant à présent nos nombreux voyages effectués à travers le monde une dizaine d'années en arrière.
Mes parents m'emmenaient systématiquement dans leurs bagages et je pouvais me vanter d'avoir traversé plus d'une dizaine de pays avant même de savoir écrire ou compter. Démangés par cette envie de liberté et entraînés par leur rythme à l'armée, comme les grands sportifs qui ne peuvent jamais s'arrêter de jouer, ils en profitaient pour me faire découvrir un monde dénué de frontières à travers des longs périples, et ils m'enseignaient les riches cultures étrangères, qu'elles soient africaines, européennes ou asiatiques. Mais très peu de souvenirs restèrent dans ma faible mémoire de jeune enfant, du fait de l'arrêt de nos expéditions avant mon dixième anniversaire.
En évoquant notre dernier voyage scandinave, mon père se remémora tout à coup le projet que je lui fis part l'an dernier.
« Ton voyage à Bergen, au fait... Il tient toujours ? La date de départ approche.
- Oui, tout est prêt ! Je pars mardi prochain.
- Comment t'y rends-tu ?
- Je prends le train vers sept heures pour Roissy et l'avion décolle vers treize heures. Ça me laisse un peu de marge.
- Toujours avoir une marge. Toujours.
- Il y a deux heures de vol pour arriver à Oslo et j'ai ensuite une correspondance en direction de Bergen.
- Comment te rends-tu au centre-ville depuis l'aéroport ?
- Il y a des navettes en permanence et elles sont comprises dans mon billet d'avion. Il y en a pour vingt kilomètres.
- Combien de temps y restes-tu ?
- Toute la semaine.
- Et pour repartir ?
- Le même chemin que mon voyage aller.
- J'espère que tu n'y as pas mis tout l'argent que je te donne. »
Mon père me versait mensuellement trois-cent euros pour que je puisse être dispensé d'un travail gênant pour mes études.
« Non, tout va bien. Je maîtrise mon argent. Les prix sont raisonnables à cette période. J'ai trouvé une auberge de jeunesse proche du centre et je vais surtout rester dans Bergen. Il est possible de parcourir toute la ville à pied et je peux prendre le funiculaire pour monter sur les sept montagnes.
- Et dire qu'il s'agit là de ton premier voyage tout seul, me regarda-t-il avec des yeux brillants.
- Eh oui, je grandis. »
En allant se coucher, il devait certainement penser à quel point le temps passait vite. Et moi aussi. Allongé dans son canapé si confortable, je changeais frénétiquement de chaîne, accablé par la médiocrité des programmes diffusés. Je m'arrêtai sur des dessins animés de mon enfance avant de m'en lasser très vite. Ce fut là un petit pincement au cœur de ne plus apprécier ce qui me divertissait tant dans ma jeunesse perdue.
Il me fut impossible de trouver ce foutu sommeil dans mon ancien lit d'adolescent. Mes paupières me suppliaient de m'endormir mais mes lourdes pensées me ramenaient droit vers ce moment crucial en compagnie d'Hélène. Je la voyais clairement face à moi, sous le regard de cet homme sans identité, et ce long silence, trop long silence très étrange... La magie des films et des belles histoires d'amour nous aurait fait échanger un premier baiser ou un premier geste de tendresse, mais rien ne se produit. Hélène, les yeux baissés vers le sol et pressée par l'impatience de son ami, se contenta d'un timide « salut » dont elle avait désormais l'habitude, avant d'enjamber les escaliers le rejoindre. Mon autre cours de la journée n'avait aucune espèce d'importance et je vagabondai dans la rue, les mains dans les poches, la mine déconfite. Notre article fut apprécié par monsieur Williams, ce qui nous valut une bonne note. L'histoire finit ainsi.
Je me remémore très bien cette soirée solitaire passée à entendre mon père ronfler si fort que je me précipitai d'enfoncer mes fidèles bouchons d'oreille. A la lueur de ma lampe de chevet, j'attrapai des feuilles blanches et commençai à écrire sans discontinu, sans corriger la moindre faute, sans chercher la beauté de l'écriture comme je pus le faire avec ma nouvelle. Il fallait à cet instant que je me débarrasse de ce poids trop lourd sur ma conscience.
Je laissai des fines larmes couler sur mes pages noircies à l'instant où je terminai ma longue rédaction sincère et passionnée. Les doutes et la frustration accumulés depuis notre rencontre me changèrent profondément et il était au-dessus de mes forces de les partager à qui que ce soit.
Mon radio-réveil afficha déjà quatre heures du matin à mon plus grand étonnement, mais une partie seulement de ma douleur fut posée sur le papier et je me recroquevillai dans mes draps comme un enfant fragilisé par un cauchemar.
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La passion des sentiments
Misterio / SuspensoEnvoyé au front, Martin est amaigri, miséreux. Son état physique et mental l'interroge sur sa situation : et s'il était, finalement, le seul responsable de son sort, et que le destin n'avait eu aucun rôle ? Au cours d'une journée, le jeune homme fai...