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Nos efforts fournis depuis septembre dernier allaient enfin être mis à la terrible épreuve du jugement. En l'espace d'interminables heures insignifiantes pour le reste des mortels, et face aux sujets précieusement gardés depuis leur élaboration (même si des cas de vols avaient déjà été recensés, ce qui nous amusait beaucoup), la suite de notre parcours scolaire pouvait basculer de chaque côté.

Le sujet écrit de français se révéla être sans pièges particulier, une bénédiction des dieux pour bon nombre d'entre nous, et c'était relativement confiant que j'en sortis au bout des quatre heures pas si interminables qu'elles en avaient l'air, finalement.

Je ne pus en dire autant de l'examen des sciences et vie de la terre la semaine suivante. Sous les ordres d'un professeur plus attaché à raconter ses problèmes personnels qu'à éduquer ses élèves, toute la classe accusait un sérieux retard sur le programme et une profonde méconnaissance des sujets principaux. Armé d'annales achetées précipitamment pour rattraper mes lacunes, j'appris par cœur, enfermé dans ma chambre, chaque détail de chaque chapitre. Me retournant d'agacement, épuisé par la chaleur malgré mon brasseur d'air accroché au plafond, qui me rappelait l'hélice d'un avion libérateur m'emmenant loin des tracas lycéens, je réussis enfin à retenir les grandes lignes du programme. Sur le papier, cette semaine d'attente entre nos deux épreuves nous était pénible, mais dans les faits, ce fut une seconde bénédiction.
Nous ne pouvions pas dire qu'il s'agissait là de la meilleure méthode d'apprentissage. Face à nos feuilles d'examen, nous écrivîmes sur nos brouillons chaque terme et chaque définition qui nous vinrent à l'esprit, même ceux qui n'avaient aucun rapport avec le thème imposé. Nous avions ingéré une énorme quantité d'informations et notre seul objectif était de les garder intactes jusqu'au commencement de l'examen. Nous recrachâmes tout sur le papier puis nous fîmes le tri pour composer notre sujet et nous les oubliâmes dans la foulée. L'examen pouvait être réussi comme totalement raté.


Peut-être en faisions-nous trop sur les enjeux du bac anticipé, mais en ce vendredi après-midi transpirant les vacances d'été, le plus redouté et le plus désiré approchait. J'observais, accoudé au rebord d'une fenêtre, la grande cour déserte chauffée à blanc par un accablant cagnard de juillet. Plusieurs candidats occupaient des chaises installées dans le couloir de ce lycée que nous avions tous découverts lors de la première épreuve et qui accueillait les futurs bacheliers pour les épreuves finales. Ils tournaient frénétiquement leurs pages de cours, faisaient des allers et des retours. Ils ne pouvaient pas tenir en place. A l'inverse, je restais relaxé et ne souhaitais pas me rendre nerveux en révisant mes notes maintes fois relues. Regarder les va-et-vient dans la rue située au cœur de la ville me déconnectait de la situation et m'aidait à digérer un repas très gras. Ce sentiment de proche délivrance se faisait plus intense, bientôt libéré de ma vie scolaire marseillaise. Ma petite histoire allait rapidement prendre un nouveau tournant. Le narrateur que j'incarnais effleurait du bout des doigts le coin de la page et je m'apprêtais à le saisir. La fin de l'oral de français, que j'étais prêt à passer, signifiait ce saisissement du papier. Tourner la page n'était ensuite que patience à travers un ultime été... 

Attendre. Je le faisais depuis plus d'une heure. Les élèves sortaient puis rentraient à l'appel de l'examinateur. Comme dans une salle d'attente, chaque ouverture de porte nous faisait tressaillir : « Était-ce enfin mon tour ? »

Vers quinze heures trente, le grill était brûlant. J'en étais le prochain mets. L'examinateur, la soixantaine à la barbe blanche, chemise à l'ancienne, sobre mais élégante, me pria de choisir au hasard un sujet. Ce ne fut pas un extrait de Candide mais du Joueur d'échecs, écrit par Stefan Zweig. J'appréciais le style littéraire de l'auteur avant d'en devenir véritablement amoureux en découvrant ses autres œuvres. Je m'étais passionné de cet homme au point d'en connaître toute sa vie et sa bibliographie.

Confiant, je me mis au travail au fond de la salle protégée de l'extérieur par d'épais rideaux, et j'observais de temps à autre l'homme de lettres froncer les sourcils sur ses notes rédigées qui jugeaient la prestation du candidat précédent. En essayant d'organiser mon argumentation sans trop en faire, je me sentais néanmoins détendu et bien décidé à n'avoir aucun regret. J'avais gardé en mémoire certains extraits de mon cours et je remerciais secrètement Madame Lehoux de m'avoir transmis sa passion pour les analyses de texte, ainsi que son goût pour la bonne lecture. Grâce à elle, je prends aujourd'hui du plaisir à découvrir les œuvres contemporaines ou plus anciennes sans la pression de l'examen, me laissant libre interprétation des histoires fantastiques narrées avec passion.

« Bien, je pense qu'il est temps de commencer, lança l'examinateur en replaçant ses lunettes et observant sa montre à cadran importée d'un ancien monde. Venez me rejoindre, je vous prie. Laissez vos affaires à leur place. » Les professeurs avaient toujours cette manie d'installer une froide distance avec les interrogés, certainement sur ordre du ministère.

Je m'installai face à lui, à moins d'un mètre, littéralement. Ses épaules carrées et sa carrure fixe et imposante, telle la statue volontairement exagérée et disproportionnée pour impressionner, me marquèrent. J'étais jeté dans la gueule du lion qui n'avait pas une fraîche haleine. Le félin écouta alors le discours du frêle enfant. Sa canine brillait sur le coin de la lèvre et la bave s'écoulait légèrement dans les poils de barbe. Sa proie baissait les yeux et se repliait sur elle-même, apeurée. Dans la sueur, au bout d'une dizaine de minutes, elle termina enfin son analyse hésitante.

« Vous évoquez, enchaîna le prédateur, si je vous ai bien compris, une personne profitant d'une situation ordinaire pour la retourner en sa faveur, ou en tirer profit. Quel adjectif définirait cette personne ? » Mon cerveau se retourna, et pourtant le mot ne voulait pas tomber. « Je vois très bien de quoi vous voulez parler, tentai-je vainement de le rassurer. Je n'arrive plus à retrouver le mot, mais je l'ai sur le bout de la langue, croyez-moi. » Je le voyais très bien dans mon imaginaire, comme une figure abstraite mais sans possibilité d'y mettre des lettres et le prononcer. Les secondes s'écoulèrent... « Nous appelons cette personne un opportuniste », coupa-t-il face à ma mine déconcertée. J'étais gêné de paraître si bête face à une question si simple. Le geste froid du dominant vers la porte de sortie, à la suite d'autres questions banales, mit fin à mes souffrances et me laissa enfin reprendre mon souffle.

En dévalant joyeusement les escaliers d'un pas léger, je réalisai l'importante étape franchie. Mon année scolaire s'achevait là, dans ce lycée inconnu que je ne reverrais plus. Terminé, les trajets en bus d'une demi-heure qui me fatiguaient de plus en plus et ces fausses impressions à donner aux côtés de Max, pour ne pas afficher explicitement la fin de notre amitié. Comme un romancier avait terminé de peaufiner les derniers détails de son interminable roman, je regardais avec sérénité le prochain projet. « Peu importe les résultats de mes examens anticipés, il y aura toujours le baccalauréat général l'année suivante pour rattraper les erreurs marseillaises », me rassurais-je.

Au détour d'un couloir, à quelques encablures de la sortie, j'aperçus une élève sortir elle aussi des vingt minutes les plus angoissantes de l'année et je reconnus immédiatement le visage de Fanny. Nous nous aperçûmes mutuellement. Je ne m'attendais pas à la revoir depuis la fin de notre année scolaire. Elle vint vers moi.

« Martin ! Je suis contente de te voir.
- Salut Fanny. Comment ton oral s'est-il passé ?
- Je ne sais pas... Je pense avoir récité l'essentiel, du moins tout ce que je savais, haussa-t-elle les épaules d'une façon flegmatique. Et toi ?
- Je suis surtout soulagé d'en avoir terminé pour cette année.
- Oui, moi pareil, me répondit-elle en épongeant la sueur de son front. Tu rentres en bus ?
- Oui, comme d'hab...
- Ça tombe bien, moi aussi ».

Nous nous dirigeâmes sous l'abribus du côté opposé à la route. Il était protégé par l'ombre d'arbres imposants, une bouffée d'oxygène dans ce quartier étouffant.

« J'espère que nous nous retrouverons tous l'an prochain, s'enthousiasma-t-elle. Ce serait dommage de casser l'harmonie créée cette année.
- Je ne m'attendais pas à cette bonne ambiance... Il y a toujours eu des clans en dehors des cours mais il y avait une belle osmose, finalement. Pour moi, le souvenir de l'année restera l'examen de sciences et vie séché par toute la classe. Tu te rappelles ? Un magnifique mélange de solidarité et de fortes convictions. C'était vraiment exceptionnel ! »

Fanny éclata de rire à l'évocation de cette anecdote. Notre groupe, fâché contre l'enseignement indigne de notre professeur, avait décidé de quitter l'établissement à l'heure où nous avions l'obligation de nous retrouver pour un grand examen commun aux classes de Première. Nous estimions ne pas avoir reçu les cours adéquats pour pouvoir nous faire évaluer. Trois semaines passèrent sans qu'une quelconque sanction ne tombe, mais nous avions finalement dû nous résoudre à le passer. Les notes étaient catastrophiques, et ce malgré la circulation du corrigé sous le manteau, que nous avions tous décidé d'apprendre par cœur. Nous ne pouvions pas faire mieux en terme de non-sens...

« Que vas-tu faire de tes vacances ?
- Je ne sais pas encore, hésitai-je... Je n'avais prévenu personne de mon déménagement, pas même Max. J'avais cette idée de partir sans faire de bruit pour qu'ils m'oublient rapidement. Presque personne n'aurait remarqué mon départ.
- Je peux te donner quelques pistes... Une plage de sable fin à l'étranger, peut-être ?
- Non, ce n'est pas trop mon truc... Et puis nous les avons déjà à Marseille.
- Une randonnée en haute montagne alors, dans les Alpes ?
- Non, encore moins. Je n'aime pas faire des longues distances à pied. En fait... »

Je me retrouvai face à ma propre bêtise, contraint de lui dévoiler la vérité. Sans autre issue de secours, je me lançai sans une once d'hésitation et de sentiments.

« Je déménage dans un mois et demi.
- Oh, poussa-t-elle naturellement. Dans quel arrondissement pars-tu ? Ou alors déménages-tu sur Aubagne... Septèmes-les-Vallons... Allauch ? Elle semblait se rassurer toute seule, craintive de la réponse qui fut franche, elle aussi.
- Non, je pars sur la côte atlantique, à Rennes. »

La colère gagna vivement Fanny. Ses traits du visage la trahirent instantanément. Elle me donna un coup franc sur la poitrine qui me fit reculer d'un pas. Elle s'était transformée.

« Et tu ne m'en parles qu'aujourd'hui ?
- Écoute, Fanny... » J'essayais déjà de réparer mon impardonnable manquement.

« Non. Ne me dis rien. C'est dégueulasse de ta part. Et dire que tu allais déménager sans nous le dire. Que tu allais même nous quitter sans nous dire au revoir ! Martin, je me suis tant attaché à toi cette année. Tu ne peux pas me faire ça.
- Je vais être honnête avec toi, Fanny. J'ai haï ma première année à Marseille. J'ai commencé à apprécier la seconde, puis j'ai aimé la troisième qui sera finalement la dernière. Vous allez me manquer, c'est une évidence, mais aujourd'hui, ça suffit. Être éloigné de ma famille, vivre dans une ville qui ne me convient pas, avec ce climat trop lourd et cette insécurité que je ressens à chaque trajet, j'en ai assez. Max est parti voir ailleurs et je n'ai plus personne avec qui m'amuser. Alors partir me convient très bien. A mon arrivée à Marseille, je savais très bien que ce n'était que provisoire et que j'allais repartir un jour. »

Fanny n'était pas préparée à tant de violence et d'égoïsme de ma part. C'est par ces paroles que mes premiers remords commencèrent à me ronger l'esprit... J'appris l'année suivante que Fanny éprouvait des sentiments à mon égard. Malgré être intimidée en ma présence, elle osa m'affronter et elle réussit la première étape d'une amitié réciproque. Puis les aléas nous simplifièrent la tâche en nous réunissant dans la même classe à la rentrée, là où ses sentiments se développèrent. J'agissais innocemment avec elle lorsqu'elle essayait tant bien que mal de me camoufler ses émotions et sa nervosité que je ne percevais pas, aussi bête pouvais-je être...
Fanny ne savait pas comment bien s'y prendre pour mieux se faire comprendre. Elle eut un petit ami au collège, mais il s'agissait là de sentiments plus forts encore, plus sincères. L'exercice lui paraissait terriblement compliqué mais elle s'émancipa d'un coup des retombées que cela pouvait avoir, et elle se révéla être parfaite dans ses approches. Nous avions naturellement pris pour habitude de nous fréquenter au sein de notre lycée, mais aussi de nous voir en dehors au fil du renforcement de notre amitié. Nous partagions de temps à autre un verre au bar d'en face et nous mangions parfois ensemble à la cafétéria. Autant d'occasions d'affiner ses avances, et c'est en posant tendrement sa joue sur mon épaule qu'elle pensa réussir son plus grand défi. Mais je ne captais toujours pas les signaux pourtant devenus d'une évidence affligeante, trop absorbé par ma récente amitié brisée et mon amour toujours vivant de Léa. Fanny comprit à cette sortie d'examen, face à mon attitude égocentrique, que ses efforts furent vains et ses espoirs réduits à néant.

Elle m'imaginait déjà comme son protecteur et son confident, celui qu'elle avait rêvé rencontrer. Apprendre que je déménageais si loin, sans l'avoir averti, stoppa brutalement ses ambitions et sa passion. Elle se replia sur elle-même sur le banc et tenta de contenir ses larmes, à l'instant où le bus marqua son arrêt. Confus, je voulais absolument rentrer et ne pas attendre une vingtaine de minutes supplémentaires sur ce trottoir trop chaud, en compagnie d'une fille blessée que je ne pourrais pas consoler. J'hésitais toujours, un pied sur la marche et l'autre sur le trottoir, tourné vers son apparente tristesse. Pressé par le chauffeur au lourd accent, je fis le dernier pas et montrai ma carte d'abonné au conducteur.

En me plaçant sur les places assises du fond, je l'aperçus tête baissée et tournée vers la direction opposée pour me dissimuler son malheur. En la voyant s'éloigner, je me projetai déjà vers mon aventure rennaise et je compris beaucoup trop tard les futures conséquences désastreuses de ses espoirs brisés.

La passion des sentimentsWhere stories live. Discover now