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L'odeur de renfermé dégagée par mes vêtements moites qui traînaient dans un coin se mélangeait avec la moisissure de la vaisselle sale dans la cuisine. En ouvrant brièvement mes fenêtres, je réalisai que la brise soufflée sur les branches des arbres redevenait chaude pour les premiers jours de mai. Mais le réchauffement se faisait aussi sentir de l'autre côté de la planète.

Les États-Unis décidèrent, suite à des nouveaux essais balistiques ennemis, et en collaboration avec les autres états-membres de l'OTAN, que le principal complexe nucléaire nord-coréen devait être détruit. Le risque était trop important pour l'Occident et il devait ne plus exister, et ce par la force face à l'échec de la diplomatie depuis tant d'années. Détruire Yongbyon, figure historique de la nucléarisation, revenait à paralyser la Corée du Nord et la rendre inoffensive selon les têtes pensantes. Mais les américains ne voulaient pas déclencher l'arme atomique, car ils avaient pleinement conscience que cet acte fort serait vécu comme un traumatisme planétaire et une honte pour les démocraties qu'ils sont supposés représenter. Alors, par une décision commune et contraire aux recommandations de l'ONU, les États-Unis et l'OTAN disséminèrent un million de soldats à travers la Corée du Sud sous les couleurs de la coalition pour sécuriser le pays. Les chinois et les russes prirent les déclarations et ce déploiement très au sérieux car ils voyaient leurs propres intérêts mis en danger. Les grandes villes américaines et capitales européennes devinrent des cibles potentielles d'ogives meurtrières et ce fut sans surprise que les russes déchirèrent en deux le Partenariat pour la Paix. Les effectifs militaires augmentèrent aussi au Nord : les chinois envahirent en masse le pays et ils se postèrent à la frontière démilitarisée, sous commandement de généraux russes. Les américains, sous les couleurs de l'OTAN, passèrent à l'offensive très rapidement et par surprise. Cinq F-22 Raptor bombardèrent Yongbyon en pleine nuit. Des gigantesques incendies ravagèrent le site et des centaines de scientifiques périrent en même temps que les derniers espoirs de paix dans la péninsule.

Les médias français couvrirent intensément le drame mais ce n'était pas la préoccupation de leur public. On en sentit même une lassitude très rapidement. Les Français veillaient à leur confort quotidien dans leur pays pacifique et ils connaissaient pertinemment leur rôle d'allié mineur à la grande puissance américaine via l'OTAN. Les spécialistes interrogés se voulaient même rassurants : ce n'était qu'une seule attaque chirurgicale pour neutraliser la force nucléaire nord-coréenne, sans toucher aux intérêts des autres puissances mondiales. Les américains et ses alliés en profitaient aussi pour tester leurs forces et intimider leurs ennemis, en particulier la Russie qui venait de récupérer la Crimée par des manières plus que douteuses à l'Ukraine... Mais personne ne voulait se lancer dans une guerre plus importante. Selon ces mêmes médias, les diplomates, via le Conseil de sécurité des Nations Unies, agissaient activement en coulisses pour arriver à des arrangements que les puissances mondiales ne pouvaient refuser. Et il n'était point question de démanteler la Corée du Nord. C'était que les chinois et les russes comptaient toujours sur cet état renfermé sur lui-même pour faire tampon sur une idéologie occidentale qui pouvait frapper à leurs frontières, comme cela s'était brièvement passé pendant la guerre en 1951. La Corée du Nord devait continuer de vivre, et peu importe si les droits de l'Homme étaient bafoués. Et les américains aussi, n'en avaient que faire des droits de l'Homme ignorés par les Kim. Au contraire, cela servait leur argumentaire offensif.


Le besoin d'air frais m'extirpa de mes angoisses. Je longeai, les mains dans les poches de mon manteau, les bords du cimetière, protégé du monde extérieur par des grands murs en pierre. La rue se fit plus étroite, bifurqua soudainement sur la gauche dans un angle presque droit, puis à droite, et le monde de béton devint campagne au bord du canal Saint-Martin. En longeant le fil de l'eau, dont le courant se figea, revint en moi cette sensation de liberté et de rapprochement à la nature que je pus brièvement expérimenter à Bergen, au bord du lac. Un banc installé au bord du canal m'invita à prendre mes aises. Les jambes allongées et croisées, j'écoutais les chants des oiseaux et j'observais simplement le tableau dessiné devant moi. L'instant devait être éphémère, ou bien s'était-il étendu à n'en plus finir... Ma relation avec le temps s'était cassée. J'étais comme déréglé.

Dans mon dos reposait un millier de morts, et devant mes yeux grouillaient des milliers de vivants, cachés par le relief naturel des prairies. Entre les deux se trouvait mon corps, lancé vers la vie mais aspiré par la mort. Combien de temps allais-je encore penser à Hélène, allais-je me renfermer sur moi-même, allais-je me demander comment changer le cours de l'histoire pour le faire tourner en ma faveur ? J'attendais certainement un coup du destin face à ce temps qui défile et vous menotte, vous retient en otage, et contre lequel vous ne pouvez pas lutter car il aura toujours raison.

Le canal, lui, restait paisible. Mes jambes vinrent à se redresser et à m'entraîner le long de celui-ci, à un pas du bord, où la flore se faisait chatouiller par la vie active des insectes et des poissons. La tête baissée, je regardais cette vie parallèle miniature, que l'on ne perçoit pas sans s'y attarder quelques minutes. Qu'il avait l'air serein, ce microcosme.

Emmené par le faible courant, j'arrivai ensuite à une petite écluse où quelques bateaux mouillaient. Flottants au bord de la route, ils faisaient office d'habitations pour des rares privilégiés, et ils avaient le mérite d'être originaux mais personne ne semblait y porter un intérêt quelconque. Ce mode de vie alternatif, qui changeait radicalement des maisons traditionnelles, œuvrait comme une bouffée d'oxygène en plein cœur d'une métropole. Mais les rideaux étaient fermés et les coques abîmées. Ils reflétaient notre changement d'époque qui se voulait entre des murs de béton.

Je me décidai à continuer vers le centre-ville comme une âme flottante et incorporelle, spectatrice du monde qui l'entoure, inatteignable et immortelle. Je m'oubliai et je me fondis dans la foule accrochée à son smartphone. Elle se faisait harceler par les publicités et la pollution des véhicules sans qu'elle ne le réalise, dans un environnement oppressant qu'était la place de la République à l'heure de pointe. Tout était encore de béton et de métal, de tarmac et de bruits forts désagréables de moteurs, et puis des cris venaient nous agresser les oreilles, et des odeurs infâmes et souillées jusqu'au moindre gramme d'air venaient s'accrocher à nos poumons comme une maladie. La Vilaine passait par là, comme pour essayer de rappeler aux humains sa présence indispensable, mais elle ressemblait à une grand-mère mourante, sombre et polluée. Je pouvais l'entendre tousser, étouffée par des tonnes de mégots dans la bouche et contrainte de boire des gorgées d'une eau qui sortait des égouts.

Je me croyais au cœur de 1984. Les télécrans étaient dans les poches de chaque passant, y compris la mienne et je l'acceptais pourtant. Les contraintes d'un travail éprouvant lessivaient les hommes qui s'empressaient de retrouver leur confort. Ils attrapaient un bus ou s'engouffraient dans la moiteur du métro, ou klaxonnaient pour un rien face au feu rouge ou une priorité refusée. Ils ne regardaient pas où ils allaient et ils ne savaient pas pourquoi ils étaient là.

Comme moi.

Un quotidien accepté mais si éloigné de ma propre conception que je m'étais faite. J'avais accepté cette routine pour mieux, finalement, réaliser à quel point elle était aberrante. Si je profitais d'une vie étudiante décontractée, je ne pouvais que penser à mon futur qui ressemblait à une immense montagne sombre et dangereuse qu'il fallait obligatoirement gravir, sur laquelle il n'existait aucune issue de secours. Seulement des ravins, des culs-de-sac et des illusions à croquer vite transformées en pommes empoisonnées.

Ma première année de Licence arrivait à son terme et des cours obligatoires consacrés au parcours professionnel me permirent d'entrevoir les débouchés de ma filière. Je m'étais dirigé vers cette licence par simple intérêt à la psychologie et ses dérivés, sans réaliser la spécificité des métiers auxquels ce cursus préparait, et dont aucun ne me donnait réellement envie. Me forcer à exercer une profession inadaptée à mes souhaits n'était pas envisageable. Mais me diriger dans une autre direction et reprendre de zéro me faisait craindre une nouvelle déception et un échec en conséquence.

L'Esplanade Charles de Gaulle m'offrit le même point de vue d'individus fades, habillés des mêmes couleurs que les bâtiments et renfermés dans leur macrocosme personnel. Je m'immobilisai au milieu du champ bétonné et je les regardai, l'un après l'autre, droit dans les yeux, comme pour lire à travers leur âme, comme pour déchiffrer leurs motivations ou leurs craintes, comme pour trouver cet individu frappé du même mal-être que moi et qui me comprendrait. La plupart des passants qui se connectèrent à moi se décalèrent discrètement vers la droite ou vers la gauche pour m'éviter. Parmi eux, une poignée continua de me regarder, de me dévisager, comme pour surveiller mon comportement et parer à un éventuel mouvement agressif de ma part. Le reste se décala de la même façon mais baissa les yeux ou chercha autre chose à regarder, sans doute pour appuyer leur volonté de m'ignorer. Quelques personnes se firent trahir par leur langage corporel, en particulier leur visage, car ils laissaient leurs sourcils se froncer ou se lever, ce qui m'indiqua chez eux une incompréhension de me voir immobile au beau milieu de l'agitation.

Une dizaine de minutes, peut-être plus, passa. Aucun ne s'arrêta à mon niveau. Une trentaine me frôla dans la plus grande indifférence et la totalité ne m'adressa pas un seul mot.Je me remis à vagabonder, fatigué par le bruit et la foule, tout en scrutant, sur le chemin du retour, l'intérieur des boutiques et des bars. Une envie soudaine de retrouver ma bonne étoile portée disparue me fit entrer dans un bureau de tabac pour y acheter trois jeux à gratter. Je voulais un signe du destin. C'était l'heure de la débauche et on trinquait autour d'une mousse dans la pièce d'à côté. On parlait fort mais un mot familier, sorti tout droit de l'écran accroché au mur, attira mon attention. Je me rapprochai et je compris très rapidement la situation. Un énorme bandeau blanc sur fond bleu écrivait explicitement que le corps de la jeune femme disparue à Marseille fut retrouvé sans vie, probablement morte noyée dans l'Huveaune. Un envoyé spécial, face caméra, décrivait comment les équipes de recherche avaient mis la main sur le corps, en début d'après-midi, près du port de la Pointe Rouge, d'un ton insupportable. Le décor qui m'entourait s'effondra soudainement sur lui-même et devint noir de deuil. Mes pupilles, focalisées sur l'écran, comme si l'objet allait m'attaquer, étaient intensément dilatées. Je ne clignais plus des yeux. Le journaliste expliqua précisément le supposé parcours effectué par le corps de Fanny, probablement plongé dans l'eau depuis plus d'une semaine, livré à la Méditerranée puis ramené sur le rivage par les vagues, deux kilomètres plus au sud. Ils poussèrent la morbidité du reportage à son maximum en forçant les proches de Fanny à faire une déclaration en plein direct. Je vis le visage dévasté de Pauline sans pouvoir la consoler.

A cet instant, une petite ampoule dans mon cœur grilla pour l'éternité. La pièce qu'elle illuminait regorgeait de souvenirs joyeux et tendres passés avec Fanny, de notre amitié, de sa joie et... l'enthousiasme d'une jeune fille promise à plein de belles choses et... c'en était trop.

Mes derniers moments en sa compagnie refirent surface. Ils ne me quittent jamais depuis. Je vois encore et toujours Fanny en pleurs, dévastée, et cette dernière image de son corps recroquevillé sous l'abribus devint mon unique représentation de cette femme que j'appréciais et qui me rendit tellement en retour. Mon comportement égoïste resta gravé comme sa dernière image perçue de ma personne. Je fus persécuté encore plus par les regrets en l'imaginant partie de notre monde. Je ne lui avais jamais présenté mes excuses, ni même pris des nouvelles depuis mon départ. C'était resté, tout compte fait, comme notre dernière interaction. Le temps gagna sa première bataille. Je sortis anéanti, écrasé par le poids de mes remords.

La passion des sentimentsWhere stories live. Discover now