Repenser à cette période difficile, pourtant si proche, me coupe mon humeur joyeuse retrouvée au front. Je suis immobilisé dans mes étirements, comme foudroyé en plein vol.
L'adjudant revient de nulle part et je le regarde se débarrasser de son équipement.
« Martin, William, venez m'aider à préparer la table pour le repas du soir.
- Déjà ?
- Oui Martin. Tu crois quoi, on arrive bientôt en fin de journée. Tu as dormi tout l'après-midi aussi...
- Ah. »
Nous allégeons les tables en posant nos stocks de munitions à même le sol. J'aperçois déjà le soleil se coucher et nos premiers camarades revenir de la frontière. Ils sont souriants, ils se racontent des blagues. Ils ne sont pas inquiets. L'un d'entre eux s'affale sur ma paille et me dit, alors que je déplace les caisses de rationnements vers les tables :
« C'était comment en forêt, Martin ?
- Comme d'hab... Et vous ?
- Rien à l'horizon... Pas même un nuage de poussière ou un tir. On pourrait aller manger en Russie qu'ils ne nous remarqueraient même pas.
- Si seulement...
- Si seulement quoi ?
- Si seulement tu pouvais dire vrai.
- On parie combien ?
- Je ne rentre pas dans ce jeu stupide.
- C'est pour rire, Martin.
- Je sais... »
Les tables sont prêtes mais le plus gros de la troupe n'est pas encore arrivé. Les soldats présents échangent leur ressenti de la journée. L'adjudant s'éclipse à nouveau. J'en profite pour faire de même dans la discrétion et je me balade dans le hameau plongé désormais dans un joli crépuscule. Les petits chemins en terre qui forment les artères du hameau sont désertes. Les rideaux sont clos, les portes sont fermées. Les lumières des intérieurs brillent faiblement.
Les civils se cachent. Mais nous sommes pourtant leurs alliés. Et nous n'avons jamais été violents avec eux. Peut-être ont-ils autant peur de nous que de la guerre. Nous sommes la guerre après tout. Nous la représentons. Et nous la ferons peut-être bientôt. Peu de nouvelles nous parviennent de la situation actuelle à l'autre bout du globe. Ici, la vie est paisible. J'ai de la chance d'être tombé sur des gars sympas. C'est comme si on passait des vacances en colonie, dans le fond.
Il y a quelques mois encore, je ne supportais plus les informations. Les sites internet se faisaient un malin plaisir de couvrir la disparition de Fanny, bientôt rejoints par les télévisions nationales. Leur curiosité suscitait un intérêt morbide.
Une cinquantaine de bénévoles placardèrent la ville de nombreuses affiches à son effigie. Certains de mes anciens camarades se joignirent aux groupes de recherche et ils fouillèrent un périmètre bien délimité, qui partait de la plage du Prado et qui remontait jusqu'au parc Borély, tout en passant par notre ancien lycée. La zone était relativement petite pour un lieu de recherche et une fois ratissée de fond en comble, aucun indice ne leur permit de faire avancer l'énigme. J'appelai Max.
« C'est incroyable l'ampleur qu'est en train de prendre cette histoire.
- Ouais. Je suis passé dans Borély ce midi et beaucoup de monde se regroupait.
- J'y ai pensé toute la nuit, Max. J'en ai fait des cauchemars. Je la voyais se promener seule dans le parc et se faire alpaguer par un inconnu. »
Je ne pouvais croire au pire. Ce ne devait être qu'un simple malentendu. Peut-être était-elle sortie du parc sans qu'on ne l'aperçoive. Peut-être était-elle partie loin de Marseille sur un coup de tête, comme pour oublier quelque chose. Mais cela faisait beaucoup de suppositions.
« Demain, c'est la fin des vacances dans notre zone, et je n'ai pas la tête à reprendre les cours. Vraiment.
- Il nous reste encore une semaine ici. Il y a beaucoup de touristes qui s'empressent de venir faire des selfies près des cordons de gendarmerie et des duplex des télés. C'est affligeant de connerie. Mais on va changer de sujet. Raconte-moi ton voyage.
- Pour ne rien te cacher, mes vacances se sont jouées bien avant de partir.
- Sois plus mystérieux encore, je ne t'en voudrais pas.
- Je suis tombé amoureux d'une fille à l'université.
- Ah. Première nouvelle.
- Tu ne peux pas t'imaginer à quel point elle est parfaite. Nous nous sommes rencontrés en cours d'anglais et le hasard a fait que nous avions dû travailler en binôme pour notre partiel du premier semestre.
- Intéressant. Continue.
- Et j'en suis complètement dingue.
- Mon petit Martin est en couple...
- J'aime bien ton enthousiasme mais non, je ne suis pas en couple. Tout allait bien pendant le partiel mais je me suis complètement bloqué et je ne suis jamais parvenu à revenir vers elle. Je me fais attaquer par des milliers de signes que j'interprète, sans savoir s'ils sont véridiques ou si ce ne sont que des coïncidences... Et cette prise de tête dure depuis quatre mois, Max. Quatre mois, tu te rends compte ? Ma semaine à Bergen devait agir comme une bouffée d'oxygène mais rien n'a changé. J'y ai emmené tous mes soucis. J'en suis rentré encore plus déprimé.
- Je me souviens de ta nouvelle. Tu avais fait une connerie et tu avais ensuite avoué tes sentiments à la petite fille qui joue le rôle principal. Vrai ?
- Oui. Je m'étais inspiré de ce que j'avais vécu.
- Et ensuite elle t'a fait la gueule.
- C'est ça.
- Tu crois que ce blocage vient de là ? Tu fais des études en psychologie, si tu vois où je veux en venir.
- Comme tu le dis, je suis bloqué. Je suis même tétanisé. Ce n'est pas plus compliqué. Je n'arrive pas à prendre l'initiative. En fait, j'ai peur de sa réaction. J'ai la sensation étrange que tout va me retomber dessus si mes interprétations sont effectivement fausses et qu'elle gardera une image négative de moi, ou qu'elle se moquera de moi avec ses copines. C'est cette peur du rejet et de la blessure que je peux m'infliger, ou même lui infliger qui...
- Calme-toi, Martin. Tu t'emballes. Tu te rappelles des bêtises qu'on se racontait au lycée ? Tu es déjà passé pour un idiot devant beaucoup de monde, et rien de mauvais ne t'est arrivé. Tu ne t'en souviens pas ? Dans la minute qui suivait, on passait déjà à autre chose. Les filles sont des êtres humains comme toi et moi. Je préfère te le rappeler, au cas où. Pourquoi tu en as autant peur ?
- Oui, les filles sont des êtres humains. C'est ce que Fanny m'avait dit aussi. Mais je ne suis plus aussi innocent qu'avant. Nous sommes devenus adultes et il existe tout un tas de codes bizarres. Je ne sais même pas comment te l'expliquer. Je n'y comprends plus rien.
- Au bout d'un moment, il faut arrêter de te poser des questions, Martin. Agis naturellement. Arrêtes de te poser ces questions absurdes et va lui dire ce que tu penses réellement.
- Max. Épargne-moi ça. Maintenant, j'ai l'impression d'entendre Mélissa.
- Écoute, si vous êtes suffisamment amis et que vous vous entendez bien, tu peux lui proposer un verre un soir. Tu comprendras vite si elle est intéressée ou non, sans dévoiler tes sentiments.
- On se connaît très peu, en fait...
- Tu peux toujours lui proposer, mais fais quelque chose, Martin ! Tu ne vas pas rester enfermé sur toi-même.
- Tu es bien gentil mon petit Max, mais les problèmes psychologiques ne se résolvent pas avec de la bonne volonté. Tu ne peux pas dire à un phobique des serpents d'en prendre un dans ses mains pour constater qu'ils sont inoffensifs.
- C'est toi le spécialiste.
- Non, je n'en suis pas un. Mais je suis déjà en train de me guérir en te parlant. C'est très important de parler et il faut que je mette en place tout un processus qui m'emmènera vers un déblocage. Sauf que je ne le connais pas encore... Et puis il prendra du temps. Les cours reprennent demain mais les partiels sont dans un mois et les vacances d'été suivront juste derrière. Peut-être que je vais laisser passer l'année et tenter ma chance l'an prochain.
- Pour quoi faire ? Continuer de te poser des questions tout l'été et continuer de souffrir ? Ou la voir partir ailleurs ?
- Arrête un peu. J'aimerais garder contact avec elle mais c'est trop compliqué pour l'instant. Je n'ai pas réussi à saisir les opportunités qui m'étaient offertes pour lui demander son numéro. Et je ne peux plus passer par Facebook. D'ailleurs, pourquoi ne m'a-t-elle jamais demandé en ami ? Ç'aurait été plus simple pour notre partiel d'anglais par exemple.
- Tu ne l'avais pas ajoutée ?
- Non.
- Et pour quelle raison ? Tu n'avais qu'à appuyer sur un bouton !
- Parce que c'était trop tôt pour lui envoyer une demande, et il y a aussi dans mon inconscient une chose... que je ne connais pas... et qui m'est inaccessible... qui me retient, de toute façon, de faire ce pas en avant, Max. Je te le dis depuis tout à l'heure. Même pour discuter ou lui dire bonjour. Comme si Hélène avait en elle un aimant inversé et qu'elle me repoussait avant même que je ne l'approche. Tu sais quoi ? Je vais l'oublier. Tout simplement.
- Tu es grave, Martin.
- Tu ne m'aides pas en me répondant ça... Un problème psychologique pourrait t'arriver un jour, sans qu'il ne prévienne. Tu comprendras à quel point c'est dur de s'en débarrasser.
- Ne me fais surtout pas une dépression, mon pote. Sérieusement. Je veux bien t'aider, mais j'ai l'impression que tu ne fais que de te plaindre sur ton sort et que tu n'essaies pas de le résoudre. Tu n'as même pas l'air de comprendre les choses simples que je te dis.
- Ça ne se voit pas mais je travaille tout le temps. Tout seul, dans ma tête.
- Va voir un psychologue.
- Non. Je connais leur façon de fonctionner. Je préfère être mon propre thérapeute. Mais il me faut du temps. Ça va venir.
- Dans ce cas-là, travaille bien... Moi, j'ai à faire.
- Max ?
- Quoi ?
- Je peux toujours compter sur toi ?
- Oui... Bien sûr. »
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La passion des sentiments
Mystery / ThrillerEnvoyé au front, Martin est amaigri, miséreux. Son état physique et mental l'interroge sur sa situation : et s'il était, finalement, le seul responsable de son sort, et que le destin n'avait eu aucun rôle ? Au cours d'une journée, le jeune homme fai...