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L'infini avait une couleur bleue apaisante à dix-mille mètres d'altitude. Envoûté par cette immensité relaxante, je fermai à nouveau les yeux dès que l'avion pénétra l'épais voile de coton blanc. La carlingue gigota légèrement dès les premières turbulences et ma tête cogna plusieurs fois le plexiglas me séparant du vide. Mon esprit somnolait encore puis émergea à l'écoute du commandant de bord. Dans un long virage à droite, il nous invitait à regarder à travers le hublot pour admirer les fjords norvégiens devenus visibles.

Je me retrouvai vite dans la navette qui me fit redécouvrir les paysages scandinaves, et les quelques mètres parcourus à pied jusqu'à mon auberge de jeunesse furent libérateurs. A l'entrée de l'établissement, l'hôtesse d'accueil me pria d'ôter mes chaussures. La fatigue du voyage me fit mâcher un anglais bancal et je me laissai tomber violemment sur le lit. Mes paupières pesaient trois tonnes. Mon crâne me faisait horriblement mal.

La nuit précédente fut aussi blanche que mes draps. Fixant mon radio-réveil, plongé dans le même noir que mes doutes amoureux, je voyais les différentes étapes de mon voyage se répéter sans cesse dans ma tête, comme un maestro visualisait ses gestes avant une représentation. Quelle longue nuit atroce à toujours gamberger. J'en faisais ma spécialité.

Ma conscience restée vive à travers la nuit me laissait encore alerte une bonne partie de la matinée, et ce n'est qu'après avoir décollé de Paris qu'elle s'autorisait un léger repos.
Mais j'y étais, enfin. Le soleil norvégien n'eut pourtant pas la chance de toucher ma peau en cette première journée que je passai au fond de mon lit à somnoler devant les programmes télés. Mon premier dîner se limita à une légère salade d'un restaurant local, puis une courte veillée passée sur mon ordinateur me permit de rassurer mon père.

J'apprécie le concept des auberges de jeunesse. C'est comme vivre en colocation avec des étrangers (et des francophones, avec un peu de chance) dans une immense maison. Les colocataires sont en majorité des jeunes de mon âge ou des aventuriers plus expérimentés, et tout le monde, sous l'autorité des propriétaires des lieux, se respecte et prend soin du mobilier. Il fallait ici enlever ses chaussures dès l'entrée et les ranger avec celles des autres, et même si on s'était porté acquéreur d'une paire très chère, il n'y avait aucune inquiétude à avoir. L'isolation du bâtiment était très bonne et les chambres confortables mais peu spacieuses. On n'y faisait que dormir et l'on était invité à partager le grand salon pour faciliter les rencontres. On pouvait lancer une conversation dans la cuisine, le matin comme le soir, et comme pour ses chaussures, on pouvait acheter nombre de produits frais et les stocker dans le réfrigérateur sans les voir le lendemain dans l'assiette d'un autre. Les trois salles de bain voyaient les passages des résidents à chaque heure de la journée, et chacune était décorée d'un thème en particulier. Celle dans laquelle je me brossais les dents et me douchais rendait hommage au street art par d'impressionnants tags colorés, étalés sur les quatre coins de mur. Une tête d'un acteur ou humoriste norvégien, du moins c'était ma première impression en décryptant sa grimace, trônait à côté du miroir, et un panorama local donnait du volume à la grande douche. Pour le prix à la nuitée que l'auberge proposait, je la trouvais très rentable. Elle mêlait confort et proximité avec le centre-ville.

Je me promenai dès le lendemain matin dans les rayons des supermarchés et j'observai tout un tas de produits originaux. Je regrettais de ne pas pouvoir trouver ceux qui m'accompagnaient dans mon quotidien, comme une personne âgée en besoin de repères, mais le changement s'imposait. Mettre ma vie rennaise de côté et inspirer jusqu'à n'en plus pouvoir la culture norvégienne était mon principal objectif, rendu excitant par toutes mes activités prévues et tant attendues. Ce changement devait fonctionner comme une courte parenthèse, utile pour me redonner l'énergie gaspillée avec mes histoires fantasques.

Je piochai alors dans chaque rayon sans m'attarder sur les prix, et je prévoyais chacun de mes repas en les articulant autour des produits locaux. L'immense cuisine de l'auberge fut à ma seule disposition pour que je puisse jouer au cordon bleu. Hyper équipée mais au style ancien, elle avait des portes et poignées en bois sculpté, et des ustensiles hors du temps qui avaient probablement servis aux arrières grands-parents des propriétaires, mais tout cet ensemble restait fonctionnel et charmant. Ces objets dégageaient cette bonne odeur d'ancien qui vous fait ressentir de la nostalgie d'un temps que vous n'avez jamais connu mais que vous pouvez facilement imaginer.

Mes gestes hésitants furent accompagnés par la radio locale dont je ne comprenais aucun mot, mais qui diffusait majoritairement de la musique américaine que l'on avait l'habitude d'entendre sur nos fréquences. Les dialogues incompréhensibles entre un présentateur et un auditeur me suffirent pour rentrer dans la peau d'un norvégien. En plus de cela, la météo était au beau fixe à travers la fenêtre aux rideaux archaïques, par laquelle je pouvais apercevoir le joli jardin fleuri, et le thermomètre affichait un excellent dix degrés pour cette période.
Je me permis une petite sieste réparatrice à la suite de mon repas, avant d'attaquer la montée vers le lac Skomakerdiket. Il se situait à un rapide quatre kilomètres de l'auberge mais par plus de trois cent mètres de dénivelé positif. Chaussé de mes vieilles sportives, je n'emmenai que mon sac à dos scolaire dans lequel rentraient idéalement les formes de mon appareil photo, une grande bouteille d'eau et quelques gâteaux. Sur mes épaules, un simple pull à capuches me couvrait.

Dès les premières pentes, la température de mon corps augmenta par l'effort. Le chemin goudronné, en lacets, n'emmenait que les randonneurs et les cyclistes jusqu'au sommet. Ils étaient peu nombreux à y grimper cet après-midi-là et quelques pauses s'imposèrent pour reprendre mon souffle. Je réalisai que je n'aimais toujours pas marcher autant... Mais qu'importe, le panorama de Bergen semblait irréel, comme une photo de carte postale et les chants des oiseaux se firent de plus en plus insistants à l'approche de l'arrivée. Le fond sonore des voitures dans la ville, quoique peu audible dès le pied de l'ascension, disparut complètement et seule la nature jouait ce qu'elle savait si bien faire.

Au sommet, je vis l'étendue d'eau encerclée par des très hauts sapins. Le lac réfléchissait joliment le décor autour de lui et ce fut l'occasion idéale pour immortaliser quelques paysages naturels. Je fis le tour et profitai du changement de lumière pour essayer d'autres angles et d'autres effets. Des couples louaient des canoës et ils naviguaient sur l'eau paisible par des coups de pagaies. Ils furent mes principaux modèles. Sur l'une des embarcations se trouvaient deux enfants en bas âge et ils s'émerveillaient du paysage et de leur première fois (sans doute) à bord d'un objet flottant. Lorsqu'ils se penchaient trop, leurs parents les rattrapaient et ils les remettaient à leur place.

Ce lac était aussi l'un des terrains de jeu préférés des chiens qui aimaient courir la langue bien pendue et plonger d'un grand bond dans l'eau, ou ramener un bâton ou une balle à leur maître. Je parvins, après des longues minutes d'observation, à immortaliser le saut de l'un d'eux et ce fut, sans aucune hésitation, la meilleure photo de mon voyage.

Mais contempler ces actions et la gaieté des norvégiens ne me donnait qu'une joie éphémère. Elle s'effaçait toujours soudainement au profit d'une image d'Hélène... La jeune femme traversait constamment devant moi malgré la distance qui nous séparait. Je l'imaginais assise à mes côtés, admirant elle aussi le cadre naturel proposé, disposé à nous faire prendre un recul vivifiant sur la société et nos malheurs mais que je ne parvenais pas à exploiter, alors que j'en avais tellement besoin.

La distance physique n'est d'aucune utilité pour gommer les pensées négatives que nous transportons contre notre gré. Bien au contraire. Partez à l'autre bout du monde, et vous en serez plus proche encore.

Cet après-midi autour du lac marqua un vrai tournant dans le diagnostic de mon problème, car je me retrouvai plus seul encore et plus malheureux qu'en France. J'étais un mélancolique du temps passé que je ne pouvais plus changer. Alors j'allai, comme pour me rassurer bêtement, lire la définition de la mélancolie et savoir si elle collait à mes symptômes. Le dictionnaire en ligne me fit réaliser que j'étais complètement à côté de la plaque. La mélancolie représentait pour moi cet état de légère tristesse liée au manque d'un temps passé, autrement dit un « c'était mieux avant » plus intense que la nostalgie. Mais pas du tout. La mélancolie est « un état de dépression, de tristesse vague, de propension habituelle au pessimisme, pouvant amener au dégoût de la vie. » Cela me surprit plus encore que mon erreur, car il s'agissait là d'une définition fidèle de mon propre cas. J'étais donc bien mélancolique comme je l'imaginais, mais à un degré plus important. Mes incessants retours en arrière aux côtés de Léa et Fanny me travaillaient en continu et le sentiment de passer à côté d'une éventuelle relation sérieuse avec Hélène me rendait malheureux. M'être attaché les mains moi-même sans pouvoir y remédier me rendait pessimiste et me déprimait. Je ne pensais qu'à cela et je me retrouvais au bord de ce foutu lac norvégien loin de mon père et de mon studio, et encore plus obnubilé par elle. Cela n'avait fait qu'empirer les choses mais au moins, je savais ce qui m'arrivait.

Peut-être me racontais-je trop d'histoires, mais je restais persuadé du même amour chez Hélène, comme si nous étions bouleversés par les mêmes sentiments que nous n'arrivions pas à nous dévoiler. Les signes relevés dans son langage gestuel ou dans son regard m'imprimaient cette terrible idée en tête. Tout ceci était comme se douter du final de sa série préférée sans avoir la possibilité de le visionner et pire encore, de ne jamais avoir la certitude de le voir un jour.

Ce cadre naturel autour du lac ne dégageait nullement son énergie espérée. Je me pris désespérément en selfie dans l'idée d'afficher mon bonheur à ma famille, mais d'un naturel peu souriant, mon visage transpirait le faux, d'autant plus que je déteste me prendre en photo. Je réalisai à quel point tout se passait de travers en rangeant mon smartphone et je me précipitai de quitter les lieux. Le chemin inverse se fit tête baissée, dépité et fatigué par cette longue marche que je m'infligeais.

Les jours suivants se passèrent dans la continuité de ma prise de conscience. Mes retours à l'auberge passaient systématiquement par la Festplassen, qui donnait ensuite sur une sorte de lac octogonal orné d'une fontaine qui devait se projeter en l'air à une dizaine de mètres. Mais la beauté du cadre n'existait plus. Je ne m'en émerveillais pas. Tout n'était que tas abstrait de béton et de métal.

Le musée maritime fut visité visage fermé, peu emballé par les expositions et rendu désagréable par une foule d'enfants criants qui y effectuait une sortie scolaire. Un triste zéro à zéro entre l'équipe locale et celle de Rosenborg me fit perdre une cinquantaine d'euros, et l'ambiance formidable du stade me rappela les bons moments passés à encourager Max sur la pelouse marseillaise. Ma promenade dans les quartiers résidentiels de la ville se résumèrent à observer la propreté et le respect des norvégiens, et cela me rendit plus déprimé encore, pensant déjà à mon retour dans une France secouée par les manifestations en tout genre.

Face au quartier de Bryggen, les maisons colorées et les montagnes rocailleuses en toile de fond s'offrirent enfin à moi. L'image était bien identique à mon fond d'écran. J'y étais. Mais je n'en profitai pas comme je le voulais. Je ne peux m'empêcher de soupirer et me dire à quel point j'étais chanceux d'y être en y repensant. J'étais dans un pays en paix, formidable par ses décors et ses habitants accueillants, et ce n'est qu'ici, à la frontière russe et otage d'une guerre qui n'est pas la mienne que je réalise enfin mon voyage, gâché par la mélancolie. Car la vue de ce fantastique cadre m'entraîna encore dans le passé, à ce court moment en compagnie d'Hélène où je tentai tant bien que mal de partager avec elle ce remarquable tableau. Sur le chemin du retour, je notai que ma mélancolie me détachait de la foule. Elle m'en détachait mais elle me rendait solitaire, et cela m'écrasait encore un peu plus. J'étais la proie d'un cercle vicieux.

La foule. Je l'encaissai intensément, mais pour mon bien. Enfin, je pus saisir cette opportunité de vibrer aux sons de la Trance comme il était impératif de la vivre ! J'allais enfin atterrir dans un autre monde libérateur, je pouvais enfin mettre le pied sur cette terre formidable que j'observais depuis tant ! Le duo allemand Cosmic Gate donnait une représentation exceptionnelle de deux heures dans le cadre d'un festival axé sur l'histoire des musiques électroniques, et ce fut avec une joie incommensurable que je me rendis devant la salle de concert à la tombée de la nuit.
Nous étions peut-être trois mille à trembler dès les premières notes de leur immense classique « Exploration of Space » qui fit déhancher tant de rêveurs à l'aube des années 2000... Puis les premières intonations féminines propres à la Trance, que ces femmes magnifient par leurs chants aux évocations sentimentales, nous firent frémir dans des basses plus modernes à travers « Going Home. » Nous étions ensuite invités à « ouvrir nos cœurs » à l'appel de Tiff Lacey dans des compositions au piano plus planantes et détendues, pour mieux nous replonger dans l'histoire à travers le morceau tout aussi doux intitulé « Island » d'Orinoko, remixé par The Thrillseekers... Des noms et des sonorités si familières à mes yeux, qui m'accompagnaient dans mon quotidien et que je partageais avec des milliers de fans, comme moi ! J'étais réuni avec ma vraie famille.

La modernité mêlée aux origines du genre eut le pouvoir de transformer l'audience, prise d'une soudaine et profonde euphorie mais qui envahit malgré moi mon espace intime. Voilà que j'étais incapable de profiter du concert à cause de la présence étouffante de l'attroupement déchaîné qui formait d'impressionnantes vagues agitées, qui criait et qui dansait à n'en plus pouvoir sur l'extraordinaire remix réalisé par Signum sur le morceau « Truly » de Delerium... Je me retirais progressivement du grouillement perturbant pour ne plus le subir et, retrouvant l'énergie nécessaire derrière eux, proche de la sortie, sans que quiconque ne me gêne, je me lâchai enfin sur les énormes basses qui faisaient trembler les murs et nos oreilles. Je chantais par-dessus les paroles à en perdre ma voix et les morceaux vivaient dans mes entrailles. Je ne connaissais plus mon identité. Je me retrouvais seul dans ce vacarme si plaisant. Je flirtais avec un état de trance et je retrouvais là le pouvoir que cette musique pouvait si bien me procurer.

Sur scène, Claus et Stefan chauffaient toujours autant les rêveurs dans des grands gestes. Ils réussissaient parfaitement leurs transitions entre les morceaux, en évitant les stupides pauses que pouvaient faire les chanteurs de rock ou de pop pour qu'ils puissent se reposer et blatérer un monologue parfois moralisateur et ennuyant à l'audience. A la place, Cosmic Gate laissait la scène aux artistes vocaux comme Justine Suissa qui interprétait « Burned With Desire », réalisé en collaboration avec Armin van Buuren. Les fans reprenaient tous en chœur les paroles à mesure que le duo coupait le flux de musique, mais mon âme chuta soudainement sur le parquet dans une lourdeur palpable. Mon corps en sueur se figea et je revins à la réalité. Je me sentis incapable de suivre mes frères et mes sœurs dans leur élan enflammé et qui chantaient admirablement ces quelques paroles :

« Quand tu touchais mon visage,
Quand tu m'appelais,
J'étais brûlée de désirs,
Mais tu m'as laissé sous la pluie...

Pour chaque nuit blanche,
Pour toujours dans tes bras,
Pour chaque heure passée,
Perdue dans les rêveries,

Tu as brisé tes promesses,
Sans honte et sans regrets,
Tu as aussi brûlé les ponts,
Un mystère sans fin... »


La voix de Justine se muait en celle d'Hélène, qui récitait ces vers dans ma tête et ils résonnaient intensément à m'en donner des douleurs. Je l'imaginais me les chuchoter comme un appel désespéré et je n'eus plus la force de me laisser entraîner par l'énergie musicale. Je sortis rapidement de cet enfer humide et ensorcelé, complètement dépité.

Quelques fumeurs et des curieux se trouvaient là, devant l'entrée de la salle, où nous pouvions toujours profiter du concert dans un volume amoindri et à l'air frais, mais j'éprouvais, à travers la folie des gens intoxiqués par les substances dans la salle, cette même ambiance particulière ressentie au « Bowl » de Marseille. Or, je me retrouvais seul à Bergen et encore moins rassuré lorsqu'un grand maigre vint me proposer de lui acheter quelques grammes. Je pris discrètement la fuite et je me trouvai un endroit à l'écart pour profiter des derniers instants d'un concert que je n'aurais jamais l'occasion de revivre. J'entendis le set se terminer tout en mélodie à travers les génialissimes « Skylarking » de Bryan Transeau et « Gaff's Eulogy » d'Andrew Bayer. La foule criait, applaudissait, Cosmic Gate remerciait chaleureusement ses fans alors que je rentrais précipitamment à l'auberge, prêt à me frapper la tête contre n'importe quel objet suffisamment solide pour la faire éclater. Le rêve d'un passionné était brisé par des pensées parasites toujours aussi stupides, et je m'en voulais affreusement d'avoir vécu tous ces moments énigmatiques qui continuaient sans cesse de me questionner et de me blesser.


Mon ultime jour norvégien passa lentement. Je pris le temps de me lever, puis je me forçai une dernière promenade. Mon petit instant personnel du dîner, autour de la préparation d'un sauté de mouton, m'apaisa légèrement. Isolé dans mon monde, je découpais la viande et assaisonnais les légumes pour ensuite les faire frire dans un silence rassurant.

Je ne remarquais pas encore la présence d'une colocataire derrière mon dos, et alors que je rinçais une poêle, elle m'interpella dans un anglais impeccable. « Excuse-moi, vas-tu encore l'utiliser ? » En me retournant, je bredouillai quelques mots : « Euh, non, enfin, je ne crois pas », répondis-je en mélangeant mon anglais et mon français. Cette petite femme se tenait à mes côtés, les cheveux bruns coupés court comme la coiffure d'un garçon et elle avait un piercing noir au coin de la lèvre inférieure. Elle m'arrivait au niveau de l'épaule. Elle me répondit : « Oh ! Tu parles français, c'est chouette. » Un petit rire nerveux me rendit mon sourire porté disparu. Je lui tendis l'ustensile. « Tu peux t'en servir, je viens juste de la nettoyer. C'est fait pour. » Je m'assis à une table déguster mon repas et elle commença sa cuisine à son tour. Elle engagea la conversation sans que je ne sois véritablement ouvert à la discussion.

« Tu viens d'où ?
- De Bretagne. Et toi ?
- De Suisse. »
Je ne parlais déjà plus. Elle relança.
« J'habite dans le canton de Vaud. Proche de Lausanne.
- Oui, je vois très bien... (Je n'y étais jamais allé mais je me débrouillais en géographie).
- J'aime bien la Bretagne, tu sais, me dit-elle en tournant la tête. Le folklore, le cidre, les bigoudènes... C'est un peu cliché, mais j'aime bien les traditions. »

La jeune femme découpait ses mets d'une rare précision et d'une vitesse déconcertante. Sa préparation de la viande était plus impressionnante encore. Tout en malaxant la chair, elle se retourna à nouveau.

« Comment tu t'appelles ?
- Martin. Et toi ?
- Justine. »

Sa gentillesse et son assurance me surprirent, et elle dégageait une grande énergie malgré sa petite taille.

Sa maîtrise des couteaux et des autres ustensiles éveillèrent ma curiosité. Je la complimentai pour ses talents.

« Tu te débrouilles comme une chef.
- Après des années d'études en école hôtelière, j'espère bien. Je suis spécialisée dans le service mais j'ai toujours été passionnée par les grands chefs. Je m'inspire d'eux.
- C'est réussi, dis-je pour paraître plus sympathique. Je commençais à m'ouvrir.
- C'est gentil. Déjà quatre ans que j'ai commencé cette formation... Je suis bien contente d'en voir le bout.
- Pourquoi ?
- Je ne peux plus supporter les cours et les formateurs.
- Plus ils sont exigeants, et meilleurs sont les résultats. Ce devait être une bonne école.
- C'est la meilleure au monde.
- Tu n'es pas rancunière pour la complimenter autant.
- Je ne la complimente pas, elle est simplement très prestigieuse. A ton entrée, tu es certain de trouver un emploi une fois ton diplôme en poche. Tu signes même le contrat avant d'avoir fini tes études.
- Tu en as déniché un ?
- Oui. Un hôtel-restaurant de luxe à Londres m'a accepté en stage pour la fin de mes études. Il s'est terminé il y a quelques jours mais c'était super. Ils m'ont beaucoup appréciée et mon futur contrat de salariée commence en septembre. J'adore l'Angleterre et ils sont très bien positionnés en ville. C'est parfait. Et en attendant mes examens et mon embauche, j'ai un peu de temps libre. »

Je ne sus pas quoi répondre. J'aimais l'écouter parler.

« Je me permets de voyager un peu, pour voir autre chose. J'ai commencé par le Danemark et je suis remontée en Suède par Göteborg. J'ai visité Oslo et maintenant Bergen avant de rentrer chez moi dans trois jours. »

Elle s'assit en face de moi. Je n'opposai aucune résistance à mes impulsions naturelles et j'eus longuement observé son corps, comme n'importe quel homme aurait fait à ma place, mais elle ne me fit aucun effet. Non pas qu'elle était repoussante, mais il ne se déclenchait en moi aucune attirance physique. Sa coupe de cheveux très courte et sa poitrine plate me rappelaient la silhouette d'un garçon et j'eus l'étrange sensation de ne pas avoir affaire avec une femme. Cela me permit de garder mon naturel. L'entendre me tutoyer comme si nous étions amis de longue date me redonnait confiance.

« Assez parlé de moi. Tu fais quoi dans la vie ?
- Je suis en licence de psychologie.
- Intéressant... Vous travaillez sur quoi en particulier ?
- Sur de la théorie, pour l'instant. Ce n'est pas le plus amusant. C'est même trop complexe, je trouve, mais je m'y fais. Les résultats ne sont pas si mauvais. C'est l'essentiel.
- Et qu'es-tu venu faire à Bergen ?
- Je m'offre une simple semaine de vacances. J'ai déjà traversé beaucoup de pays dans mon enfance, mais c'était différent.
- Pourquoi différent ?
- Parce que je partais avec mes parents qui s'occupaient entièrement du programme. Ils aimaient aller à la rencontre des locaux. Ici, je suis seul pour la première fois et j'ai des difficultés à rencontrer les gens...
- Pourquoi tu n'as pas emmené ta copine ? Elle travaillait, j'imagine ? »

Évidemment, j'aurais aimé répondre par l'affirmative, mais je marquai un silence avant d'affronter la vérité.

« Je suis célibataire.
- Un si beau garçon comme toi ? Tu me fais marcher ?
- Non, pas du tout. Et pourquoi tu me complimentes soudainement ? Je te plais ?
- Ma copine risquerait de devenir folle si elle entendait ça ! Les garçons ne m'intéressent pas, mais j'ai encore le droit de les trouver beaux.
- Ah... euh... merci, c'est gentil... » Avec le recul, le fait qu'elle soit lesbienne ne me choqua pas. Je m'en fichais royalement. Au contraire, nous n'avions aucune attirance sexuelle l'un envers l'autre et nous pouvions échanger sans arrière-pensée, comme avec un bon copain ou un membre de sa famille. Cela me faisait du bien.

« Et je pense vraiment que tu es beau. Ne crois pas que je te flatte pour ton ego.
- Bien sûr.
- Quels coins as-tu visité en ville ?
- A peu près toutes les choses à voir dans Bergen...
- Moi aussi et j'ai vraiment adoré. Les gens sont simples et agréables, et le cadre dans lequel ils vivent est vraiment beau... Ils ont beaucoup de chance. L'air si frais qui se dégage des fjords me fait énormément de bien après avoir subi l'air renfermé des grandes villes. C'est ce qui va me manquer le plus...
- Le climat me change aussi de la Bretagne, même si c'est une région loin d'être désagréable. Mais... Je ne sais pas. J'ai eu du mal à en profiter complètement...
- Pourquoi donc ?
- C'est une histoire un peu compliquée, qui serait très longue à raconter, mais... »

Justine se leva soudainement de sa chaise et elle finit précipitamment sa bouchée.

« Désolé Martin, s'excusa-t-elle d'un signe de la main, mais tu m'as fait penser que je dois appeler ma copine. Elle va me faire toute une histoire si je ne l'appelle pas maintenant. Je suis vraiment désolé, il faut que je m'en aille. Je vais finir mon plat dans ma chambre parce que c'est une vraie bavarde. Mais j'imagine que nous nous recroiserons demain matin au petit-déjeuner ?
- Avec plaisir. »

Je souhaitais la revoir avant mon départ mais ce ne fut pas le cas.

Je fis mes affaires, rendis mes clefs à l'hôtesse et je partis sans me retourner ni même passer par la cuisine pour terminer mes restes... Le dos collé contre la vitre de la navette, ma valise entre les jambes, j'observais une dernière fois cette charmante ville qui se faisait arroser par un soleil à peine levé.

Passant des terminaux aux quais, jonglant entre les contrôles de sécurité stricts aux gares en libre accès, je restais fermé du monde extérieur et je réfléchissais toujours à comment m'ouvrir à Hélène. Manipulant un simple casse-tête chinois sur lequel ma réflexion ne cessait de buter, je ne pouvais être capable de réaliser les évidences à sa résolution comme on cherche encore ses lunettes alors qu'elles se trouvent sur notre nez. Justine m'avait pourtant mis sur la piste, mais cela me paraissait encore inenvisageable. Je ne pouvais rester naturel. Trop de films et d'interprétations me paralysaient. Je ne pouvais faire tapis pour essayer de remporter la mise car je n'avais pas confiance en mes cartes et je ne connaissais pas celles de mon adversaire... Le geste était trop imprudent. Je risquais de perdre mes gains et peut-être même ma vie.

Au beau milieu de l'après-midi, je jetai le contenu d'une boite de conserve dans une casserole sans prendre le temps de vider entièrement ma valise restée au pied de ma porte. Max essaya de me joindre une dizaine de fois par téléphone et je ne m'en rendis compte qu'à mon arrivée. Je le rappelai dans la foulée. Ce fut la première fois que j'entendis à nouveau sa voix et il me répondit d'un ton agressif.

« Mais qu'est-ce que tu fous, Martin ?
- Eh bien... Je rentre de vacances, c'est tout. Qu'est-ce que tu veux ? J'ai eu beaucoup de mal à en profiter et...
- Oui c'est bien, me coupa-t-il vivement, mais ça fait des heures que j'essaie de te joindre sur Facebook.
- Ah... soupirai-je. J'ai désactivé mon compte. Je n'en peux plus de ce site.
- Et ton téléphone, tu n'avais plus de batterie ?
- Il est resté en mode avion jusqu'à la maison.
- Tu m'as fait peur, espèce d'idiot. Il s'est passé quelque chose de grave ici. Je t'envoie le lien par SMS.
- Quelque chose de grave ? »

Je reçus un long lien hypertexte sur lequel je pressai mon doigt. Quel ne fut pas mon choc en découvrant tout à coup un grand portrait familier. Le titre était sans équivoque.

« Marseille : disparition inquiétante de Fanny, étudiante de 19 ans. »

Une bouffée de chaleur envahit violemment mon visage.

« Fanny, 19 ans, n'a donné aucun signe de vie depuis mercredi soir, alors qu'elle se trouvait aux abords du Parc Borély, annonce une source policière. L'étudiante aurait disparue entre trois et quatre heures du matin et elle ne s'est pas rendue chez l'une de ses amies prénommée Pauline, chez qui elle devait y passer la nuit. Son smartphone ne répond plus et aucune trace suspecte n'a été relevée sur son compte bancaire. »

L'article continuait encore sur deux paragraphes mais je supprimai aussitôt la page pour interroger Max.

« Toi non plus, tu n'as aucune nouvelle ?
- Nous n'avons pas vraiment gardé contact. Elle ne poste plus sur Facebook et je vois qu'elle ne s'est plus connectée depuis quatre jours. Autant dire que...
- Ne tirons pas des conclusions trop hâtives.
- Martin. Elle a disparue en pleine nuit, dans le parc Borély.
- Oui, mais...
- Elle n'a pas donné de signe de vie en quatre jours.
- Sait-on jamais, si...
- Non, Martin. Je ne veux pas paraître trop pessimiste, mais comment ferais-tu pour disparaître aussi efficacement ? Soit tu pars camper dans une forêt en coupant tous tes liens mais je n'en vois pas l'intérêt, soit tu vas chez un ami qui devient un complice, et là, c'est jouer au con. Dans les deux cas, ça ne ressemble en rien à Fanny. »

J'avais l'impression de rêver. « Max, je te rappelle plus tard. Je suis crevé. »

Je m'affalai sur mon canapé puis je me rendis compte d'une odeur de brûlé. Sans repas à digérer, fatigué par le retour et exténué par mon angoisse, je pressai très fort mon visage contre les coutures et y versai des larmes. Je ne verrai plus jamais Justine. Hélène me hantait toujours. Fanny avait disparue.

La passion des sentimentsWhere stories live. Discover now