Épilogue

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Le long boulevard de Verdun. Voilà qu'il s'étendait face à moi, fidèle à ma représentation mentale en léger faux plat montant, habillé d'un long ruban goudronné et orné, sur ses côtés, d'une alternance d'immeubles récents et de commerces vieillissants.

Le feu passa au vert et je traversai la route pour le rejoindre via une rue adjacente. Je le remontai enfin sur la voie piétonne de droite, et la routine quotidienne de ses habitants l'animait en un dimanche jovial du mois de mai, dans une constante acoustique bourdonnante amoindrie par mes oreilles fermées aux perturbations extérieures.

J'éprouvai soudainement une vague de chaleur étouffante pénétrer dans ma chair, puis un courant d'air glacé me souleva brièvement du sol et des flocons de neige me caressèrent le visage. Les flocons se transformèrent en une forte pluie qui s'arrêta immédiatement, et la nuit tomba, avant d'être effacée par un soleil bondissant.

Les éléments s'emballaient toutes les secondes et j'en souriais de bonheur, je jubilais dans ma traversée mouvementée vers le passé. Ce retour éclairait mes pensées présentes et mes souvenirs universitaires, il les mêlait et repoussait le brouillard qui les recouvrait depuis cinq ans sur mes péripéties guerrières, ces images intolérables qui se distordaient. Les stigmates de ma peau se gommaient peu à peu à chaque rotation solaire, les balles revenaient dans leur canon et je me relevais de mes maladresses et de mon abattement psychique.

Ils me revenaient pourtant, ces cauchemars, dans des nuits agitées et même au beau milieu de la rue dans des flashs surprenants. Mais ils me paraissaient irréels, comme inventés ou transposés d'une vie antérieure mal gommée par la réincarnation. Je ne les avais jamais vécus, ou du moins, je n'en ressentais plus les traces dans mon physique, alors que je me remémorais parfaitement mes allers et retours sur ce long boulevard à chaque nouvelle journée universitaire. Peut-être m'étais-je tout simplement endormi sur un banc et que je venais de me réveiller.

Mon regard se projetait sur les façades et les voitures en mouvement. Mon attention se tournait et se détournait. Mes yeux se lavaient avec la banalité des scènes pacifiques, je nageais dedans comme un enfant redécouvrant l'immensité océanique et la liberté qu'elle procure. Je me sentis enfin dans le temps présent, et je revenais là où on m'avait enlevé l'espoir de retrouver, un jour, celle qui me faisait frémir.

Je perdis cinq ans et son enivrante présence dans l'atmosphère ambiante me guidait loin du rivage, et j'accélérais mes mouvements de bras et de jambes pour la retrouver. Cette sirène n'eut de cesse de m'envoûter de ses charmes, même à des milliers de kilomètres, et ma mémoire visualisait parfaitement ses traits caractéristiques qui se transplantaient, un par un, sur les visages féminins. Le nez profilé d'une conductrice, similaire au sien, me fit vibrer d'espoir, puis c'était le déhanché et la belle coiffure brune d'une passante, au loin, qui me donna un second coup au cœur qui se grippait par intermittence.

Que l'histoire serait belle si nos chemins se croisaient sur l'échiquier du grand hasard. L'espoir existait, à l'image de nos rencontres dans les halls et les amphithéâtres, et peu importe si les probabilités étaient infiniment plus petites dans la grandeur de la ville. Je m'en fichais, l'espoir existait. La simple espérance de cette perspective me réconfortait. Elle me redonnait vivacité et je sentais ma furieuse passion des sentiments se décupler. Elle m'envahissait complètement. J'avais envie de pleurer de joie pour remplacer le goût amer de mes longues larmes tristes et douloureuses tombées au front. Mais je les retenais. Elles avaient au moins le mérite d'anesthésier mes problèmes de hanche au lieu d'humidifier le béton.

Je quittai le boulevard par un virage à gauche, qui me mena vers la voie de chemin de fer surplombée d'un pont brillant de nouveauté, puis je longeai l'hôpital. J'entendais en écho les cris désespérés de mes compagnons en proie à l'ennemi, qui agonisaient ensuite comme des animaux dans un abattoir sans que je ne puisse leur porter secours. L'odeur du sang remontait dans mes narines et ma haine contractait sévèrement mes muscles. Les articulations naturelles de mon corps se voyaient entravées par des spasmes incontrôlés qui me donnaient une allure encore plus étrange. Mais quelle joie, quelle délivrance ce fut après cette terrible épreuve, lorsque je me retrouvai face au campus de mon université, qui avait effectué un début de mutation, au diapason de la nature renaissante au printemps.

A mesure que je me rapprochai, je pus distinguer sur un grand bâtiment blanc, avec surprise, l'intitulé du pôle numérique prévu depuis longue date pour une filière en manque d'infrastructures. Le mobilier urbain fut mon second étonnement, car il fut remplacé par des éléments plus modernes et surtout plus confortables, et les logos me sautèrent aux yeux en dernier car ils étaient très modifiés mais toujours aussi peu voyants, en réponse à toutes les critiques subies qui ciblaient le manque de clarté d'une signalétique confuse. Mais le plus marquant dans ce paysage redessiné était sans conteste la disparition du plus grand amphithéâtre du campus, dans lequel le pull en laine d'Hélène passant dans mon dos me marqua pour toujours. Ses murs s'étaient écroulés et son sol était coiffé d'un mélange de gazon et de mauvaises herbes, et plus rien ne rappelait l'existence de ce que l'on considérait comme le symbole de notre promotion, parce que c'était en son sein que nous nous réunissions.

Triste reflet du temps passé, effacé comme mon passage sur ce campus, cet amphithéâtre me manquait déjà et je m'assis dans un long soupir sur un rocher près de son ancien emplacement. Mon ancien théâtre se livrait à moi dans l'intimité et devenait un projecteur géant où je rejouais la pellicule de ma mémoire, mais dans une grande désillusion, celle-ci sautait constamment. Elle me laissait voir des milliers d'étudiants circuler dans les allées et sur les places, puis elle se coupait brusquement et je retournais au vide du présent. Je la relançais sans qu'elle ne fonctionne correctement, la longue bande graphique faisant bien son âge. Mes sentiments étaient plus vifs que ma mémoire visuelle et ils se réveillaient par intermittence dès l'apparition sur l'écran d'épisodes importants, sans pour autant que la bobine ne me laisse profiter de l'entièreté du film dans ses moindres détails si importants.

Je me mis à marcher dans les allées pour la secouer, dans l'espoir d'y retrouver, parmi les interminables kilomètres de bandes, mes moments favoris, les plus poignants. Je passai à côté du bâtiment abritant l'amphithéâtre musical, que je ne parvenais plus à trouver à travers les nombreuses fenêtres. Je le visualisais pourtant très bien, au deuxième ou troisième étage, ou peut-être même dans les deux étages réunis, pour me revoir en tête-à-tête avec Hélène, où l'absence de la parole entre nous avait laissé l'espace libre aux aspirations futures profondément sincères et espérées. Des connexions éphémères mais tellement extraordinaires qui m'avaient injecté dans le corps une substance chimique indétectable que l'on appelle l'amour.

Je fis le tour de la bâtisse puis me retrouvai face à la longueur des amphithéâtres bleutés, ceux-là même où elle voulut se livrer à moi, peu avant ma dépression. Je vis mes regrets sortir des murs et rentrer dans ma peau comme des mini-personnages, avec l'idée malsaine de me montrer l'éclatant visage d'Hélène se tourner vers le mien dans un sourire ravageur, mais ils s'excusèrent en me réchauffant de la même chaleur humaine qu'elle me transmit ce jour-là. Je repartis au bout d'une minute pleine, guidé par d'autres envies de me torturer avec ces souvenirs particuliers, pour mieux réaliser que ma petite balade était déjà terminée et que je me retrouvais face au rocher. Je les voyais encore par intermittence, ces étudiants animer le campus, et je me voyais parmi eux. Je voulais leur tendre la main que je n'avais jamais tendue. Pourtant ils n'étaient plus là. Et je ne l'étais plus. Je n'avais plus la force de contempler les scènes.

A mon départ, les rues se transformèrent en étroits couloirs infinis, que j'empruntais au hasard dans des bruits de pas réguliers que l'on peut entendre dans les vieilles horloges. La complexité des chemins me rendit vite confus et la vitesse folle à laquelle les couloirs défilaient me fit tourner la tête, au point de me faire perdre le sens de l'orientation.

Comprenant vite le mécanisme, j'eus le désir de modifier son fonctionnement. « Puis-je tourner les talons et voguer à contre-sens ? » demandai-je à haute voix, à une entité invisible. L'intuition d'avoir commis une erreur irrattrapable me frappait. J'implorais aux maîtres du temps de me donner une seconde chance, de me laisser modifier la physique de leurs couloirs, mais même à genoux, les mains jointes vers le ciel, je me faisais traîner au sol par leur force universelle. « C'était une erreur, je vous l'assure, continuai-je de supplier. Laissez-moi y retourner, je vous en prie. Ayez pitié. » Je pouvais crier de toutes mes entrailles, prier ce que je voulais, ils ne m'écoutaient pas et ne m'écouteraient jamais. Ils ne réalisaient sans doute pas l'importance de ma demande car j'avais laissé, quelques couloirs auparavant, la voie principale de ma vie, celle que j'aurais dû emprunter, celle indiquée par des grands panneaux lumineux clignotants, pourtant inévitables, mais que j'avais manqués.

Je peinais à réaliser qu'Hélène parcourait d'autres chemins depuis longtemps, maintenant, et qu'elle devait se trouver à des milliers de couloirs de distance. Elle aussi se laissait guider par ses pas, et je l'imaginais, comme dans un ultime espoir, je l'imaginais se retourner pour apercevoir cet embranchement commun au mien et forcer les lois.

Sauf que ma hanche et ma gueule étaient cassées. En revenant à la réalité, je me trouvai à la sortie du campus, sur le parking. Je me retournai et aperçus une poignée d'étudiants fringants battre le pavé que nous avions souillé de nos chaussures, et je me sentis bien seul à repenser à ce foutu passé. Je repartis pour ne pas leur exposer mes faiblesses, les yeux embués de gouttes nostalgiques et réalistes, réalistes d'une période révolue qu'il n'était plus nécessaire de ressasser.

Comme un dernier espoir dans ma peine, je saisis mon smartphone et regardai mon compte Facebook pour constater que les deux petits bonshommes du haut de l'écran, annonciateurs de nouveaux liens, restaient infiniment sombres et ne souhaitaient pas s'allumer. Ils n'avaient pas en leur possession la bonne nouvelle que j'attendais depuis quatre mois, depuis mon retour du front. Le profil d'Hélène restait figé, tout comme l'inscription « invitation envoyée ». Elle s'était envolée dans la nature. Elle ne vivait plus à travers les réseaux sociaux et cette déconnexion me signifiait sa mort virtuelle. Elle existait toujours, naturellement, et je m'imageais ses pieds reposant sur un petit bout terrestre, restait encore à savoir lequel, et si elle était désireuse de me le communiquer, mais là encore, j'avais eu mon début de réponse.

Deux heures de route m'attendaient, et en remontant vers ma voiture, garée à proximité de mon ancien studio, la nostalgie appuya plus fort encore sur mes plaies ouvertes. En levant la tête vers mes anciens volets verts, clos, je me revoyais dans l'obscurité de mon lit, rongé par la mélancolie, où je patientais l'arrivée de mon infirmière Hélène pour me prodiguer les premiers soins. Je restais incessamment obnubilé par son souvenir, persuadé qu'elle reviendra jouer son rôle sur la scène de ma vie, tôt ou tard, et qu'elle le tiendra à la perfection.


Au cœur de la nuit, une ultime espérance de renouer le lien avec elle me garda éveillé et je me concentrai pour trouver les mots justes, et surtout tenir en laisse un bras gauche virevoltant de crispation.


« Hélène.
Je conviens de l'étrangeté de cette bouteille à la mer, car peut-être ne te rappelles-tu de mon nom, et encore moins mon visage. Pour rester concis, nous nous sommes fréquenté lors des prémices de notre parcours universitaire, en particulier lors d'un banal partiel d'anglais où nous avions été amené à travailler ensemble par la plus grande des coïncidences. Si cela représentait une simple collaboration étudiante à tes yeux, ces moments en ta compagnie m'ont marqué et ils refont surface ces derniers temps dans mes souvenirs. Cette période fut synonyme, de mon point de vue personnel, par un renfermement involontaire sur moi-même, né de la crainte des autres, elle-même basée sur des événements passés douloureux. Protégé dans mon mutisme, je n'osais affronter l'inconnu(e). Il est facile de porter un masque et, malgré des apparences qui auraient pu suggérer l'inverse, ta présence éphémère et chaleureuse à mes côtés a conforté mes idées positives et enthousiastes de la gente féminine que j'avais perdues. Je me souviens avec nostalgie de tes regards, voulus ou non, en ma direction et ces rares moments passés l'un à côté de l'autre, sans que mot ne soit prononcé. L'un de tes sourires m'avait particulièrement marqué, alors que tu venais t'asseoir à mes côtés me tenir compagnie dans ma solitude, et où je montrai une nonchalance contradictoire avec mes propres envies. Des envies aujourd'hui transformées en regrets car je n'ai jamais su les combler. Me voilà rongé par le regret d'avoir véhiculé une image inintéressante et erronée dans l'esprit d'une jeune femme sans doute méritante d'une meilleure considération. Car j'ai pu ressentir, aux côtés d'une étudiante captivante de mystère, cette attraction psychique seulement dégagée par des femmes passionnantes.

Je me rends compte, bien trop tard et grâce à la guerre, de la préciosité des relations humaines et des rares occasions de les créer qu'il faut saisir dans l'instant. En pleine rééducation morale et physique, je me permets une pause au beau milieu de la nuit pour t'écrire sur une feuille blanche ce message. Énigmatique et tellement vieux jeu, je le sais, cependant je suis attiré par ce côté original, cet esprit d'écrivain du milieu du vingtième siècle couchant encore ses pensées sur le papier, et dont les émotions passent à travers les mots et les formes qu'on leur applique.
Garde simplement à l'esprit que je préserve ce que tu as bien voulu me donner. Un sourire angélique et des regards imperceptibles mais vibrants.

Hélène. J'aurais aimé mieux te connaître. Cela n'aurait peut-être pas conduit à une simple amitié, et peut-être suis-je en train de creuser encore plus profondément une impression négative de ma personne dans tes pensées, mais comme disait Carl Gustav Jung : « La solitude ne vient pas de l'absence des gens autour de nous, mais de notre incapacité à communiquer les choses qui nous semblent importantes. » Malgré mes souffrances subies par ma propre bêtise, tu as joué un grand rôle dans ma traversée des épreuves les plus difficiles qu'un homme puisse connaître.

Par cette lettre, je souhaite que tu gardes un minimum de moi pour que je ne sois plus seul.

Martin. »



Je relus ma lettre puis, à la sortie d'une longue introspection, je la glissai dans une enveloppe que je posai près de moi, sur mon bureau. Je la regardai une fois, puis une deuxième fois, et j'alternai ce jeu d'aller et retour entre elle et mon écran d'ordinateur, qui affichait ses deux bonshommes éternellement éteints. Je me figeai sur elle et caressai lentement mon visage, d'abord ma joue, puis mes lèvres du bout de mes doigts, avant de redescendre sur mon cou que je grattai.

Je pris la lettre et l'ouvris. Je dépliai le papier et observai cette écriture abîmée et irrégulière.
Je saisis le classeur de mes cours universitaires. Je fis défiler les pages une par une, de plus en plus vite, et sortis la dernière de sa pochette. C'était le bulletin de mon second semestre vierge que je jetai sans état d'âme, pour y glisser ce dernier vœu avant de refermer délicatement une année charnière.

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⏰ Last updated: Mar 22, 2020 ⏰

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La passion des sentimentsWhere stories live. Discover now