4 : Elleana.

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Au même moment, près du lac Hisorf.

-Tout va bien, Ana ?

-Je... je ne sais pas. Je crois.

Assise contre un tronc d'arbre avec sa grande sœur, Amaniel, la jeune fille avait mal. Elle ne savait pas comment l'expliquer, mais cela faisait quelques jours que son cœur semblait se serrer, se tordre, exploser de douleur. Cette douleur se calmait parfois, mais elle revenait toujours, chaque fois plus forte. Le pire, c'est qu'elle ignorait ce qui la causait ! Elle ne pouvait rien faire. Elleana soupira de soulagement lorsque le tiraillement se calma. Elle regarda sa sœur, inquiète :

- Ça recommence, Ama ! J'ai mal, et je ne sais même pas pourquoi !

Amaniel était fort belle. Grande et élancée, ses longs cheveux d'un blond-roux lui arrivaient dans le bas du dos. Elle était habillée d'une tunique à manches courtes, d'un pantalon et de grandes bottes, le tout d'un noir d'encre. Ses yeux, bleu-gris, avaient fait frissonner plus d'un adversaire, dans les concours d'escrime et de combat organisés au village tous les ans. Elleana s'était plus d'une fois surprise à être jalouse de sa sœur. L'adolescente était plutôt petite. Sa taille pouvait parfois être utile, pour se faufiler partout, espionner ou attaquer par surprise. Mais la plupart du temps, elle ne lui valait que des moqueries et de l'ignorance, surtout prés de sa sœur. Elle avait une tunique à manches courtes grise sur un pantalon noir et sous un gilet de cuir marron sans manches, assorti à ses bottes et à ses protèges-bras. Ses cheveux marron étaient banals, et seule une fine mèche argentée la rendait fière. Malgré cela, elle adorait son aînée. Après tout, elle avait était adoptée, il était normal qu'elles ne se ressemblent pas physiquement. Et puis, leur différence ne faisait que renforcer ce lien exceptionnel qui s'était tissé entre elles au fil des ans...

- Et c'est quel genre de douleur ? demanda Amaniel, l'arrachant à ses réflexions.

Sa petite sœur pris le temps de réfléchir avant de répondre :

- Comme si on avait mal, mais qu'en même temps, on allait bien.

Amaniel leva les yeux au ciel, avant de rire :

- Me voilà bien avancée. On ne peut pas avoir mal et aller bien en même temps !

- Si, on peut ! s'indigna sa petite sœur. Tu sais, là, tu vas bien. Imagine que quelqu'un que tu aimes vient à mourir maintenant. Tu seras mal. Mais, en même temps, tu iras bien parce que physiquement, tu n'auras rien.

Amaniel, très intéressé, demanda :

- Alors tu crois que quelqu'un va mourir ?

- Non. Je... je crois que... que quelqu'un est déjà mort.

Elleana se surprit elle-même en disant cela, mais elle sentait que, quelque part, c'était vrai.

- Mais, demanda sa sœur, perplexe. Quand on est mort, on ne ressent plus rien...

- C'est la douleur d'un autre. De quelqu'un qui est resté.

Une fois de plus, Elleana ne savait pas ce qui l'avait poussée à parler, mais elle avait la certitude qu'elle disait la vérité. Quelqu'un, quelque part, avait perdu un être très cher, et Elleana, sans savoir pourquoi, ressentait cette douleur comme sienne. Amaniel la regarda d'un drôle de regard, un regard où perçait l'inquiétude légitime d'une sœur, ce qui réconforta Elleana comme rien d'autre n'aurait pu le faire. Elles n'étaient pas du même sang, mais sa sœur l'aiderait, quoi qu'il arrive. Elle était là pour veiller sur elle. Amaniel ne dit rien. Elle savait que c'était inutile. Même si elle ne comprenait pas toujours les confidences de sa sœur d'adoption, elle les avait toujours gardées dans son cœur, comme un trésor, et ne les donnait à personne. Elleana ne les avait d'ailleurs jamais confiées à personne d'autre. Il existait un lien de confiance extrêmement étroit entre elles, et personne n'était au courant. Tout pareillement, personne ne comprenait pourquoi Elleana ne restait pas avec des filles de son âge, pourquoi Amaniel ne cherchait pas d'amis, pourquoi elles passaient leur temps à se battre et à s'entraider comme deux parties d'un même ensemble. Personne n'avait, de toute manière, jamais rien compris aux cinq sœurs. Pourquoi les trois dernières ne s'ouvraient-elles pas plus ? Pourquoi passer leur temps dans une bibliothèque ? Personne ne comprenait. Et tous s'étaient mis d'accord sur le fait que les jeunes filles n'étaient pas normales. Qu'il y avait forcement quelque chose. Et tous avaient raison, sans savoir à quel point elles étaient différentes. Puissantes.

- On devrait peut-être rentrer, suggéra Amaniel à sa sœur. Tu ne te sens pas bien, en ce moment.

Elleana releva brusquement son visage tourmenté vers elle, se demandant si sa sœur en avait assez de sa compagnie. Aussitôt formulé, cette hypothèse lui sembla stupide et elle eut honte. Ama n'avait jamais manifesté la moindre envie d'avoir d'autres amis, de vivre comme tout le monde. Si elle proposait ça, c'était forcément pour une bonne raison. Elleana se força à réfléchir. Finalement, elle avoua que leur entrainement ne pouvait plus durer si elle était foudroyée de douleur n'importe quand. Aidée par Amaniel, elle se remit debout et la suivit hors de la forêt.

** *

Lorsqu'elles furent près de la maison, elles entendirent un martèlement régulier s'élever de l'atelier de leur père. Amaniel rejeta sa longue chevelure derrière son dos et dit d'un ton vaguement énervé dans lequel on percevait de l'amusement, à condition de bien écouter :

- Le voilà encore à marteler ! S'il continue, il finira par nous rendre sourds, lui, maman et nous cinq !

Elleana sourit :

- Au lieu de dire des bêtises, fais- moi plaisir, vas ranger ça dans ma chambre.

Elle lui lança son fourreau dans lequel reposait, superbe, l'épée qu'elle avait reçue en cadeau de la part de ses parents pour ses six ans. Amaniel le rattrapa d'un mouvement souple du poignet, acquis par de longues séances d'entrainement et d'exercices l'une auprès de l'autre. Elleana, rassurée sur le sort de son arme, se dirigea vers l'atelier.

C'était une petite cabane, l'un des rares bâtiments du village à être en briques (son père fabriquait tellement de choses variées que plusieurs n'auraient aucun mal à enflammer du bois). L'atelier, à quelques dix mètres de la maison, était rempli du sol au plafond de métal, outils, et d'une bonne cinquantaine de projets sur lesquels Fabrice travaillait simultanément. Lorsqu'Elleana entra, la chaleur étouffante la prit à la gorge. Elle toussa. La jeune fille s'approcha de son père et le regarda forger une minuscule pièce de métal. Lorsqu'il l'eut plongée dans l'eau froide qui était prévue à cet effet, il se retourna, et, avec une extrême concentration, il l'inséra dans un mécanisme compliqué, plein de rouages et de barres métalliques à l'usage non-identifié. Suite à ça, sans même accorder un regard à sa deuxième fille, il enclencha une manette de bronze, qui enclencha elle-même une série de cliquetis et de craquements qui démarrèrent le mécanisme complexe qui ne ressemblait à rien de connu. Alors seulement, il se tourna en essuyant la sueur de son front vers sa spectatrice silencieuse et l'embrassa sur le front en souriant. L'humain avait les yeux d'un marron un peu plus foncé que celui de sa fille et les cheveux noirs, mais pour le reste, il était assez semblable. Lui aussi de petite taille et d'un caractère assez instable, il avait une passion pour la mécanique, le bricolage... Tout ce qui ne fonctionnait pas bien ou qui semblait inutilisable le plongeait dans un état de transe dont il ne se libérait que lorsqu'il avait entièrement réparé l'objet. Riant, Fabrice passa son bras autour de sa fille et sorti de son repère en l'interrogeant sur sa journée, interrogatoire quotidien qui le rassurait autant qu'Elleana.

Ellendar tome 1 :  Le temps d'un secretOù les histoires vivent. Découvrez maintenant