15 : Melena

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Etendue dans la chambre poussiéreuse de La caverne du dragon, dans un lit rongé aux mites, Melena ne parvenait pas à trouver le sommeil. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Depuis la mort de Cassandre, tout allait de travers. Comment pourrait-il en être autrement ? pensa-t-elle avec un petit rire sans joie. D'abord son sentiment d'abandon, la tristesse, la colère, sa rencontre avec Elleana, leur voyage, et maintenant ce lien étrange... Quand cela finira-t-il ? Elle savait que la perte d'un être cher mettait du temps à guérir, mais personne ne lui avait jamais dit à quel point c'était dur. Qui aurait bien pu le faire ? Je n'ai perdu que Cassandre, et je ne suis pas restée pour les rites anciens des sorcières... Je suis seule...Un ronflement dans le lit à côté du sien la fit sursauter. Non, elle n'était pas seule. Il y avait Elleana, son unique amie. La jeune fille se tourna vers le lit voisin. Elleana était entièrement empêtrée dans ses couvertures, et seul le mouvement régulier de sa respiration et ses ronflement, qui parfois rompaient le silence, indiquaient qu'il y avait quelqu'un d'enfoui ici. Melena esquissa un sourire en regardant les cheveux de son amie dépasser de la couverture et qui s'étalaient sur le cousin. Agitée, elle se leva, de toute manière incapable de fermer l'œil, et regarda par la fenêtre. Elle ne voyait que les toits et les lumières de la ville. Aucune vue sur le ciel. Melena soupira. Elle avait aimé la cité durant la journée, mais la nuit, avec tous ces toits, elle se sentait prisonnière, comme un oiseau en cage. On ne voit même pas la Lune... regretta la jeune sorcière. J'ai besoin d'air, décida-t-elle. Melena se dirigea résolument vers la porte, et descendit l'escalier, vêtue d'une tunique et d'une cape trop petite, empruntée au nain. Elle rejeta ses cheveux derrière elle, sans se soucier une seule seconde de la mèche argentée qui les garnissait. Elle hésita un instant, la main sur la poignée de la porte d'entrée, mais la perspective de voir la nature endormie, colorée de cette argenté magique, caractéristique de la Lune, acheva de la convaincre. Rejetant le sentiment de culpabilité qui menaçait de l'envahir, elle ouvrit la porte d'un geste brusque et sortit dans la nuit noire.

La ville était beaucoup plus calme, de nuit. Tout est si différent... Appuyée sur les remparts de la cité de Fasquor, Melena contemplait le ciel. La Lune semblait la regarder, tandis que les étoiles paraissaient jouer à cache-cache derrière les nuages. Jouer à cache-cache ? Melena laissa échapper un petit rire, en se demandant depuis quand elle avait retrouvé son âme d'enfant, qui était là il n'y a pas si longtemps, quand tout devint différent. La nuit, qui jusqu'ici avait été douce, devint brusquement froide. Melena frissonna et se frotta les bras sous sa cape. La Lune fut cachée derrière un nuage, et tout devint noir, tandis que les étoiles disparaissaient, laissant la jeune fille seule. Ses tremblements s'apaisèrent progressivement. Puis vint le cauchemar.
Cela commença comme un léger tiraillement dans son esprit. Comme lorsque l'on a oublié quelque chose, une chose qui ne veut pas revenir. Puis, cela se répandit sur tout son corps. La sorcière se servit de ses pouvoirs pour percer l'obscurité soudaine, et ce qu'elle y trouva l'effraya plus que tout ce qu'elle avait vécu jusque-là. Une source de pouvoirs, puissante, sombre, l'entourait. Elle semblait vivante, froide et hostile. Melena recula de quelques pas, et manqua de basculer par-dessus les remparts. Elle se raccrocha, effrayée et tremblante.

« Viens à moi...

« Elleana ?

« VIENS !!!

Melena étouffa un cri et ferma les yeux tandis qu'une douleur foudroyante se répandit en elle. Elle sentit ses genoux la lâcher, avait l'impression que ses os fondaient. Alors, elle cria, tandis que le pouvoir s'abattit sur ses épaules. Elle tombait.

** *

Melena se sentait voler dans la nuit. Elle ne voyait rien, la Lune étant absente. Elle se souvint de cette obscurité, et tenta de lutter contre ce sentiment de légèreté, mais sans succès. Alors, elle se laissa faire. Melena vola ainsi pendant ce qui lui parut une éternité. Elle commençait même à s'ennuyer, et à espérer le terme de ce vol silencieux. Elle ne voyait rien. Sauf la montagne vers laquelle elle se précipitait, incapable de freiner. Melena se prépara à l'impact, en fermant les yeux. Mais il ne vint pas. A la place, elle se sentit entrer dans la pierre froide et humide, légèrement ressemblante avec le pouvoir qui l'avait amenée. Elle arriva bientôt dans une grande salle, toute de pierre, sans aucune fenêtre. Des torches brulaient lentement, mais elles n'étaient pas assez nombreuses pour éclairer les recoins sombres de la pièce, qui semblait avoir été creusée par des mains de géants, dont les traces de doigts étaient restés gravés dans la roche. La caverne était nue, à l'exception d'un grand fauteuil de pierre, qui n'était pas sans évoquer un trône. Il était monté sur une petite estrade, et encadré de deux torches qui jetaient des lueurs sinistres sur le mur. Melena frissonna, et tenta d'utiliser ses pouvoirs, sans succès. Elle ne pouvait même pas bouger les jambes. Elle se demandait encore où elle était quand une porte, qu'elle n'avait pas remarquée jusqu'ici, s'ouvrit à la volée. Deux personnes entrèrent en chuchotant, et marchèrent droit vers le trône. Melena tenta de se cacher, mais ne parvint pas à bouger. Mais personne ne fit attention à elle, et elle se fit à l'idée qu'elle leur était invisible. Elle ressentit un grand soulagement, car elle n'avait nulle part où fuir ou se cacher, et elle ressentait le danger que représentaient les deux personnes. L'une d'elle, un homme, avait les cheveux entièrement noirs, qui lui arrivaient jusqu'aux épaules. Il semblait arrogant et sûr de lui, et son visage était d'une beauté extraordinaire. La sorcière pensa vaguement qu'elle n'aurait pu en détacher les yeux, si elle n'était pas tant captivée par les grandes ailes, immenses, qui s'agitaient doucement dans son dos. Un ange... Pensa la jeune fille. Non, comprit-elle lorsque la lumière les eut éclairés. Un ange déchu. Ces ailes magnifiques, si puissantes et qui semblaient en même temps si douces, étaient d'un noir d'encre, le même noir que les cheveux de l'homme. La deuxième personne, elle, était cachée au regard de Melena par les ailes de son compagnon. Elle était si absorbée par ses observations qu'elle ne remarqua pas aussitôt que la conversation s'était transformée pour être tenue à haute voix :

- ...pense pas que cela changerait grand-chose.

La voix de l'ange déchu était magnifique et très, très, très dangereuse, à l'image de son propriétaire.

- Et pourquoi pas ?

Melena sursauta. La deuxième personne était une femme. L'ange déchu s'assis sur le trône, mais la sorcière ne parvenait toujours pas à voir l'autre.

- Je ne pense pas que cela l'affecte beaucoup, car ça LUI est déjà arrivé.

- Mais ELLE les pense indestructibles et incorruptibles... susurra la femme.

Au son de sa voix, Melena ressentit un étrange sentiment de familiarité, qu'elle ne parvenait pas à expliquer.

- Ce ne sont que des adolescentes, reprit l'ange déchu, et sa voix trahissait son exaspération.

La jeune fille frissonna de peur, et se dit que la femme ferait mieux de se taire, pour le laisser se calmer. Mais l'autre n'en fit rien.

- Des adolescentes très, très puissantes, même si elles n'en n'ont pas encore conscience.

Ignorant le regard chargé de menace de l'ange déchu, la femme reprit, se parlant à elle-même ;

- Elles ne sont pas encore réunies, ne l'oublions pas. Et elles ne sont pas de la même race... Si faciles à diviser...

La femme se tut, comme perdue dans ses pensées. L'homme coupa court à cet instant ;

- Si ELLE les a créées ainsi, ELLE avait une raison. N'oublions pas qu'ELLE agit toujours pour gagner.

- Mais ELLE n'a pas réussi à nous détruire ! éclata la femme.

Melena tremblait de peur, et fut infiniment soulagée à la pensée que ces personnes, quelles qu'elles soient, ne la voyaient pas.

- ELLE NE NOUS A PAS TROUVES EN PLUS DE VINGT-CINQ MILLE ANS !!! L'AURAIS-TU OUBLIÉ, TOI, MON COMPAGNON ? AURAIS-TU OUBLIE QUE C'EST MOI QUI NOUS AI PERMIS DE SURVIVRE ???

Après réflexion, cette femme est folle. Et tout le monde sait à quel point les fous sont infiniment plus dangereux que les méchants... pensa Melena avec un frisson désagréable le long de sa colonne vertébrale. L'ange devait aussi avoir senti le danger, car il prit une voix douce, inquiète et si basse que la jeune fille dû se pencher pour saisir ses propos ;

- Calme toi, mon amour, je n'oublie pas tes immenses pouvoirs. Mais je n'oublie pas non plus les siens, et ses créatures immondes qu'elle a créées. ELLE leur a forcément donné quelque chose en plus, ou ce serait trop facile.

- ELLE leur a donné le nombre, c'est tout ce qu'elles ont de supérieur à moi, répondit l'autre avec arrogance. Ne te tracasse pas, mon amour, ELLE a gagné un match, c'est vrai, mais ELLE perdra la guerre.

Elle resta silencieuse un instant, puis murmura :

- Cette guerre, je la gagnerais, pour lui. Il le mérite...

- Je sais, mon amour... murmura l'autre.

Sous les yeux confus de Melena, l'ange déchu attira la femme à lui et l'embrassa avec passion.

Il est temps de rentrer... lui murmura une voix douce.

Alors que Melena se sentait tirée à travers la pierre, elle pensa à cette voix. Elle ressemblait à celle de la femme, pensa-t-elle, confuse.


** *

Elle atterrit brusquement dans son corps, et tomba à quatre pattes. Nauséeuse, elle vomit tout son diner, avant de se relever en essuyant machinalement sa bouche avec la manche de sa tunique. Le voyage de retour s'était fait en un clin d'œil. Je dois être en piteux état... pensa-t-elle. Sa mèche de cheveux semblait luire dans l'obscurité, et elle se sentit soudain très fatiguée et très vulnérable.

« MELENA !!!

La voix vibrait dans son crâne, et Melena retrouva les sensations qu'elle avait eues lors du lien avec Elleana. Cette fois, son amie était inquiète et terrifiée. A cause de moi ? s'étonna-t-elle.

« MELENA, OU ES-TU ???

« Tout va bien, répondit-t-elle. J'arrive.

« As-tu idée de la peur que tu m'as faite ? Je me réveille, tu n'es nulle part, le lien se manifeste, je sens tes émotions, tu as peur, tu es perdue, je t'appelle, mais tu ne réponds pas... Tu m'as fait une de ces peurs !!! Où étais- tu ?

« Une longue histoire... Pour résumer, j'ai eu une espèce de vision sur un ange déchu et une drôle de femme, qui parlait de renverser une femme qu'ils appelaient : ELLE.

« Elle ?

« ELLE. Ou du moins, c'est comme ça qu'ils l'appelaient tout le temps.

Il y eut un long silence, durant lequel Melena sentit la perplexité d'Elleana prendre le dessus sur sa panique.

« Raconte-moi.

« Attend, j'arrive.

« Fais vite, répondit son amie à contrecœur.

Melena descendit des remparts et reprit le chemin de La caverne du dragon, sans faire de pause, cette fois.


** *

- Je t'en pris, la prochaine fois, même si tu ne comptes pas partir longtemps, prend le temps d'écrire un mot.

Melena hocha la tête, en face d'Elleana. Affalée sur la table de la cuisine de La caverne du dragon, les deux jeunes filles c'étaient réunies avec le nain pour entendre la version détailler de la vision de Melena. La sorcière avait tout dit. Tout, sauf la honte qu'elle ressentait. Quand cette vision était arrivée, elle n'avait rien fait. Pire, elle avait, pour la première fois de sa vie, abandonnée. Elle s'était laissé faire. Ça, plus jamais, se promis la jeune fille.

- Tu vas bien ? demanda Elleana, comme si elle avait ressentie la honte de son amie.

- Mieux que tout à l'heure, se força à sourire Melena. Maintenant, ajouta-t-elle en direction de Connor, si vous voulez bien, je vais prendre une douche.

Le nain approuva, et Melena se leva, en s'efforçant de cacher le tremblement de ses jambes.


En sortant de la douche, ses longs cheveux trempés sur ses épaules, Melena trouva Elleana sur le pas de la porte de leur chambre. Voyant que la jeune fille l'attendait, Melena s'approcha d'elle, et Elleana se leva. La sorcière la regarda un long moment sans rien dire. Elle se fit à la réflexion que n'importe qui aurait détourné les yeux ou toussé, gêné. Surtout avec la couleur de ses yeux ! Pas Elleana. Melena se rendit compte à ce moment que c'était ce qu'elle aimait le plus chez son amie. Elle ne faisait jamais rien comme les autres, et elle ne baissait jamais les bras. Melena lui tendit les bras, sans rien dire. La jeune fille s'empressa de serrer son amie contre elle, soulagée qu'elle aille bien. Elleana sourit et dit :

- J'étais vraiment inquiète, tu sais.

- Je sais, répondit Melena. Je l'ai senti.

- Eh bien, dit Elleana avec une légère hésitation. Je suppose que c'est mieux.

Elles se sourirent, de vrais sourires heureux et plein de joie. Melena tenta de la resserrer dans ses bras, mais Elleana se dégagea rapidement. Avec un geste d'excuse, elle montra les cheveux de la sorcière :

- Je vais attraper une pneumonie si tu continues à me tremper comme ça.

Melena éclata de rire et lui saisit le bras pour la guider jusqu'à leur chambre, ou elles allèrent se coucher, après avoir plaisanté durant plusieurs dizaines de minutes.



Ellendar tome 1 :  Le temps d'un secretOù les histoires vivent. Découvrez maintenant