Jésus. Son prénom. Du moins, Jesús, s'il le prononçait correctement, c'est-à-dire à l'espagnole. Mais malgré ses origines hispaniques, on l'avait appelé durant toute sa vie Jésus. Jésus Puntarias de blablabla – même lui avait tendance à oublier la longue liste de ses patronymes. Monsieur Puntarias, dans la vie de tous les jours, était un homme discret, légèrement maniaque, bourré de tics et de tacs. Un homme très gentil, qui n'avait pas souvent l'occasion de montrer sa gentillesse. Son pedigree, sa longue lignée royale issue de l'Espagne et son nom à rallonge ne lui servaient à rien. Il avait de l'argent, mais pas d'amis ou de famille pour en profiter, et trop de peurs pour jouir de la vie.
Le matin, il se levait tôt, une habitude trop enracinée en lui pour qu'il puisse en changer. Il prenait sa douche, s'habillait sobrement et allait faire un tour dans le jardin, qu'il pleuve ou que le soleil se déverse par flots à travers les vitres. Il possédait une petite verrière, agrémentée de plantes utiles et jolies, entretenue par un jeune jardinier très compétent. Après sa petite balade, il se rendait au petit salon, où sa cuisinière avait disposé divers plats sur une petite table. Par la suite, il profitait de sa bibliothèque durant le reste de la matinée. Le midi, en cas de beau temps, il demandait souvent à manger dans la véranda, ou même, au plus chaud de l'été, au cœur de son jardin. Il mangeait seul, avec la seule compagnie du chant des oiseaux ou du tourne-disques. L'après-midi prenait souvent le même chemin que le matin. Réfugié dans la bibliothèque ou à l'étude en cas de mauvais temps, profitant de son jardin la plupart du temps. Le soir, il appelait parfois sa mère, vivant toujours en Espagne, mais souvent, elle était de sortie et ne répondait pas. Il n'était pas si vieux, mais se comportait comme s'il avait quatre-vingt années au compteur. Il n'allumait jamais sa télévision, ne se rendait jamais au cinéma ou au théâtre. En somme, il était bien chez lui, et ne voyait pas de problème à y rester. La seule exception notable était la petite boulangerie artisanale de la petite ville à proximité, qui sentait bon les odeurs de son enfance. Il ne résistait guère à y aller une fois par semaine, vêtu très sobrement, passant pour Monsieur Tout-le-monde qui allait acheter son pain.
Mais aujourd'hui, Monsieur Puntarias sentait qu'il avait envie de faire quelque chose d'anormal. Après avoir dégusté ses friands à la groseille, sa tisane d'hiver au thym agrémentée de miel et le pain frais encore tiède du four, il n'avait pas envie de se rendre à la bibliothèque. Ni à l'étude. Ni au jardin. Il avait fait quelques pas au cœur de sa verdure, avait constaté que tout allait bien. Le jardinier devait être occupé ailleurs parce qu'il restât hors de sa vue. Un peu de terre fraîche et humide collait sous ses semelles. Quelques gouttes de rosée résistaient sur ses massifs. Le déplacement furtif d'un oiseau dans les branches du saule. Il était rentré, déstabilisé. Sa petite balade matinale ne l'avait pas rendu heureux comme d'ordinaire.
Une de ses femmes de ménage l'avait trouvé, comme perdu dans son propre foyer, planté au milieu de l'entrée.
- Monsieur, avez-vous besoin d'aide ? avait-elle tenté en voyant qu'il ne bougeait pas.
- Non, c'est gentil.
Elle avait esquissé un sourire gêné.
- Monsieur, je ne voudrais pas vous déranger, mais je dois passer l'aspirateur.
Elle était jeune, plus jeune que lui, elle avait de grands yeux bruns et un filet retenait d'élégantes boucles brunes. Elle tenait effectivement un aspirateur. Il se sentit vieux, stupide et encombrant.
- Pardonnez-moi.
Et il attaqua l'ascension de l'escalier central, la démarche raide. Il disparut derrière la première porte venue. Une salle de bains, soit. Un ensemble de mosaïques bleues, une grande baignoire, un immense miroir à pied. Il évita de regarder son reflet. Il s'assit sur le rebord, un peu perdu. Que pouvait-il faire ? Où pouvait-il aller ?
Il resta quelques temps dans cette salle de bains qu'il n'utilisait jamais, puis il eut froid, et sortit discrètement pour regagner sa chambre, comme un fantôme au sein de sa propre demeure.
* * *
Et voilà, vous avez enfin rencontré Jésus, qui pour l'instant, est assez seul. Mais ça ne va pas durer très longtemps !
Je me suis décidée pour une publication trois fois par semaine : mardi, jeudi et samedi !
Le tableau du chapitre est d'André Hardy, Vase fleuri, de saison vous ne trouvez pas ?
Merci de m'avoir lue, contemplez les belles fleurs du printemps et prenez soin de vous !
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Les mésanges et Jésus
General FictionMonsieur Jésus Puntarias, dans la vie de tous les jours, était un homme discret, légèrement maniaque, bourré de tics et de tacs. Un homme très gentil, qui n'avait pas souvent l'occasion de montrer sa gentillesse. Son pedigree, sa longue lignée royal...