Chapitre 5 : Des points reliés

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La petite s'appliquait vraiment, très intensément, pour relier les points entre eux. Du 1 jusqu'au 13, elle avait été plutôt rapide, et il s'en était étonné, elle lui paraissait vraiment jeune. Ensuite, elle avait eu quelques hésitations, et sa mère l'avait aidé pour le 15 et le 18. Il avait lui-même failli lui prêter main forte pour le 19, avant de se rappeler que ce n'était pas son rôle, et par ailleurs, elle avait fini par trouver d'elle-même, et son sourire rayonnant valait l'attente.

La vingtaine avait été franchie avec aisance – la petite était maligne. Mais arrivée au numéro 31, toute fière, elle avait été interrompue par l'arrivée du dentiste. C'était son tour, allez Mademoiselle Taillefer. Elle avait aussitôt perdu son sourire, et il aurait tant voulu la rassurer, la réconforter. Mais lui-même attendait son tour – juste après le sien – et il avait du mal à calmer l'angoisse qui l'avait pris à la gorge.

- Allez ma puce, ce ne sera pas long. Sois courageuse, comme Rebelle.

Il ignorait qui était la rebelle dont il était question mais cela avait semblé la rassurer, un tout petit peu. Elle avait retourné son sourire au dentiste, un sourire un peu timide, un peu tremblant, mais un sourire tout de même.

Elle avait disparu par la porte d'où exhalait une odeur d'aseptisant mentholé. Il avait difficilement dégluti. La mère avait replongé sur son smartphone, sourcils froncés, elle tapait à toute allure un message et ne prêtait plus aucune attention à ce qui l'entourait.

Il avait tenté de saisir une des revues qui traînaient sur la table basse en verre, pleine de traces de doigts par ailleurs. Un magazine d'automobiles, une revue à la couverture rose tapageuse, un vieil exemplaire de journal de voyage à l'offre de remise périmé. Il avait soupiré, condamné à affronter son ennui et sa peur du dentiste sans la moindre distraction.

Alors, il avisa le livret de jeux abandonné par la fillette, à la page même des points à moitié reliés à coup de grands traits parfois victorieux, souvent hésitants. Un stylo bic bleu, dont l'encre sortait avec difficulté par moment, et avait bavé aux endroits où le bras de la fillette avait frotté. Petit à petit, il avança la main, jusqu'à effleurer les pages de papier glacé. Il le tira patiemment, millimètre par millimètre, jusqu'au bord de la table basse, où enfin il saisit le stylo, le dressa à la verticale et esquissa un trait timide entre le 31 et le 32. Il ne put empêcher un sourire de lui étirer les lèvres, il le sentait, mais pour une fois, il s'en fichait que son visage exprime des émotions sans son autorisation. Il continua toute la trentaine et arriva au 40 en réprimant un petit rire. Il exultait.

La mère de la petite lui lança un regard de biais, par-dessus ses lunettes à la monture violette. Automatiquement, par réflexe, il baissa les yeux. Il sentit son sourire s'éteindre comme la flammèche fragile d'une bougie. Il lâcha le stylo un peu précipitamment, qui fit un bruit presque obscène en retombant sur la surface vitrée et lisse de la table basse. Il fit mine de consulter sa montre. La mère leva distinctement les yeux au ciel mais se désintéressa bien vite de son pauvre petit cas pathétique.

L'énorme horloge d'un blanc laiteux qui occupait presque tout un pan de mur de la salle d'attente retardait de douze secondes très exactement. Il se sentit contrarié mais n'osa pas aller la régler. L'accoudoir de son fauteuil devait lui avoir fait une marque rouge sur le bras, et il sentait le bas de son dos le picoter, protestant contre cette position assise inconfortable prolongée. Et surtout, il restait cinq traits à tirer pour atteindre la fin. Il esquissa un mouvement pour soulager ses muscles fessiers et le couinement peu discret de son siège attira de nouveau l'attention de la mère.

La porte s'ouvrit d'un coup, et la petite en sortit en courant, avec un sourire victorieux.

- J'ai été super courageuse !

La mère lui adressa un gentil sourire et se leva. Elle quitta la salle d'attente, probablement pour aller payer. La petite enfila sa veste toute seule, assez adroitement pour une fillette de son âge. En enfonçant son bonnet sur sa tête, son regard tomba sur la table basse, et son livret de jeux. Elle fronça les sourcils, tout juste comme sa mère. Elle releva un regard intrigué sur lui, et il se sentit un peu stupide.

- Tu peux le finir, si tu veux. Il est presque fini.

Elle ne paraissait pas contrariée. Il se saisit du stylo à nouveau, et relia en vitesse les derniers points. C'était fini. Il amena le livret plus proche, mais ne parvint pas à reconnaître le dessin final, constitué de tous ces traits et de tous ces points.

Elle parut elle aussi un peu interloquée, avant que son visage ne s'éclaire d'un très large sourire aux dents manquantes.

- C'est un dragon !

Il sourit lui aussi.

- Ma puce, on y va, tu as bien mis ton manteau ?

La petite se tourna vers sa mère, rayonnante.

- Maman, c'est un dragon !

- Ah, oui, effectivement. C'est un joli dragon.

Elle adressa un gentil sourire à sa fille, et un regard un peu intrigué dans sa direction.

- Ferme ta veste, nous devons y aller.

La petite remonta sa fermeture éclair, et lança un dernier regard vers le livret de jeux, qu'il tenait toujours dans sa main. Sans réfléchir, il le lui tendit, tandis que la mère franchissait le seuil.

- Merci, souffla la petite avant de le glisser précipitamment dans son manteau, où il lui faisait un ventre peu naturel.

Elle lui adressa un ultime sourire avant de filer à la suite de sa mère. Il se rassit un peu mécaniquement, et aussitôt la porte fatidique s'ouvrit. Il se releva brusquement, comme monté sur ressorts.

- Monsieur Puntarias, c'est à vous.

Il serra la main tendue du dentiste avec politesse et réprima la crainte enfantine qu'il ressentait toujours en venant au cabinet.

- Comment allez-vous depuis la dernière fois ?

La porte se referma avec un chuintement un peu désagréable.

Dans la rue embrumée, serrant ses deux bras contre elle pour braver le froid, mais pas que, Amandine Taillefer réprimait difficilement son excitation. Les félicitations de sa maman sur sa bonne conduite pouvaient justifier le grand sourire qu'elle n'arrivait pas à arrêter. Elle n'avait qu'une envie : sortir le livret de jeux piqué chez le dentiste et le continuer. Il fallait absolument qu'elle sache compter jusqu'à 45.

* * *

Et voilà ! C'est le premier chapitre que j'ai écrit au début de cette histoire, même si je déteste aller chez le dentiste !

Le peintre du jour s'appelle André Hardy, partagé entre la Normandie et la Bretagne, et le tableau est Peupliers au bord de la rivière, que je trouve très lumineux.

La suite mardi prochain, où, décidément, Jésus n'a pas fini de croiser Amandine, dans une ambiance festive de Noël tout à fait à propos mais bon xD

Prenez soin de vous et à très vite !

Les mésanges et JésusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant