A l'heure où les terrasses et les cafés peuvent ouvrir à nouveau, voici la Place du tripot à Clécy, de l'habituel Jean-Claude Rondeau. Il y fait bon flâner.
Petite introspection avec Lucie, sur le temps qui passe et sur ce qui nous relie les uns aux autres.
Bonne lecture !
* * *
Amandine est une grande fille, désormais, oui, une bien belle grande jeune fille, il était inutile de la surveiller ainsi.
Lucie se répétait ces quelques mots comme un mantra qui l'empêcherait de guetter l'heure, la boule au ventre.
- Maman, il faut aussi que tu songes à toi, avait répondu doucement, mais fermement, Amandine lorsque Lucie avait insisté une fois de trop sur la raisonnabilité d'une telle entreprise, à savoir une soirée prévue en forêt avec ses amis du lycée.
Ce sont nos derniers jours ensemble, à pouvoir profiter les uns des autres. Tu le sais bien. Va voir Jésus, si tu es si désœuvrée que ça.
Et Amandine était donc partie, son sac bien arrimé sur ses épaules, et s'était engouffrée dans la voiture de son ami sans un regard en arrière. Lucie ne lui en voulait pas vraiment, après tout, il n'y avait que la vérité qui blesse.
Malgré les années qu'elles avaient passé à Caen, Lucie ne s'était jamais aussi bien faite que sa fille à la « grande ville ». Oh, bien sûr, tout était relatif, ce n'était pas la capitale non plus. Mais en dehors des personnes qu'elle côtoyait de par son métier, Lucie ne connaissait pas grand monde. Parfois, elles étaient invitées, ou elles invitaient, Géranie et Gérard, qui étaient devenus de bons amis. Mais si Lucie avait fini par apprivoiser le caractère particulier de l'homme, elle savait au fond qu'ils venaient pour Amandine, sa merveilleuse fille si douée. Alors oui, elle retournait régulièrement à Clécy, où Jésus ne manquait jamais de l'accueillir à bras ouverts. Leur relation avait beaucoup évoluée, depuis le temps.
Et surtout, elle avait rencontré Lucas, le jardinier attitré de Jésus. Elle était son aînée de bien des façons, et pourtant, un véritable amour était né entre eux, sans jamais avoir franchi les limites de la reconnaissance mutuelle d'un tel amour, rare et précieux.
Et puis Lucas était parti à l'étranger, au Japon. Autant dire dans la stratosphère, à l'autre bout de l'univers. Lui et ses fichus jardins japonais... Il lui envoyait des cartes postales, des lettres touchantes, mais elle ne lui répondait jamais. Elle aussi se sentait partie trop loin. Elle avait barricadée sa boîte aux lettres et son cœur.
Lorsqu'elle faisait le bilan de ce qu'était sa vie, elle se sentait aussi creuse que la coque d'une noix. Cette humeur mélancolique lui faisait horreur, mais elle était incapable de la combattre.
Elle attendait donc le retour de sa fille, le visage impassible, dans la cuisine du manoir, en compagnie d'Elinda, qui avait bien compris qu'il était inutile d'engager la conversation avec elle.
Amandine avait promis de rejoindre sa mère en ce dimanche après-midi, après avoir vadrouillé dans les environs avec sa bande d'amis. Définitivement, Lucie n'aurait pas imaginé qu'il soit possible d'avoir une fille qui lui ressemble autant, et qui pourtant soit si sociable. Mais le temps passait, le thé refroidissait dans sa tasse, et Amandine n'était toujours pas là.
- Où as-tu déjà voyagé, Lucie ? l'interpela soudainement Elinda.
Prise de court, Lucie marmonna un « nulle part » du fond de la gorge, puis, devant l'air perplexe d'Elinda, elle consentit à développer un peu. Après tout, cela ferait peut-être passer le temps plus vite.
- Mes parents n'ont jamais eu les moyens de nous emmener en vacances, ma sœur et moi. Et quand j'ai eu Amandine, j'étais jeune, je n'avais jamais pu voyager. Ma mère a eu du mal à me reparler après ça, elle trouvait que j'avais gâché ma vie. Donc il a fallu que je m'occupe d'Amandine.
A cet instant, un sourire ému joua sur ses lèvres.
- Et j'ai beaucoup travaillé pour lui assurer une vie suffisante, j'ai même repris et achevé mes études quand elle est entrée en CP. Nous avons un peu visité la Normandie, et puis Paris, quelques fois, avec Jésus. Mais je ne suis jamais allée plus loin.
- Tu devrais peut-être. Prendre du temps pour toi.
Lucie resta interdite. Elle ne vivait pas que pour sa fille, c'était stupide. Elle faisait plein de trucs rien que pour elle, comme-
- Coucou maman ! Tu as passé une bonne journée ?
Lucie réalisa qu'elle n'avait rien fait d'autre de sa journée que d'attendre le retour de sa fille. Elinda lui renvoya un sourire malicieux.
- Bonjour Elinda ! Tu es ravissante aujourd'hui.
Elinda rosit de plaisir, et Lucie songea qu'elle n'avait jamais remercié Elinda pour tous les moments où elle lui faisait subir son humeur névrosée et où malgré tout, la cuisinière restait avec elle, à boire des litres de thé.
Elle intercepta le sourire un peu dissimulé de Jésus, qui se balançait dans un rocking-chair comme un vieillard. Jésus lui sourit, et Lucie en fut courroucée.
Le seul qui semblait la comprendre, c'était Jésus. Ou plutôt, l'ancien Jésus, celui qu'il était avant de les rencontrer, avant qu'il ne réussisse à se lier aux gens qui l'entouraient. Il témoignait ainsi à son égard une douce sollicitude, parfois indispensable, et souvent profondément irritante.
* * *
On se retrouve samedi pour la suite, avec un chapitre que j'apprécie particulièrement, où il sera question d'un petit voyage à l'autre bout du monde...
En attendant, prenez soin de vous !
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Les mésanges et Jésus
General FictionMonsieur Jésus Puntarias, dans la vie de tous les jours, était un homme discret, légèrement maniaque, bourré de tics et de tacs. Un homme très gentil, qui n'avait pas souvent l'occasion de montrer sa gentillesse. Son pedigree, sa longue lignée royal...