Chapitre 9 : Compte à rebours

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Bien le bonjour !

Jean-Claude Rondeau vous présente ici L'Orne à Clécy, cette rivière étant la star de nombreuses peintures normandes. Ici nous passons quelques temps au manoir de Jésus, où les liens, doucement, se tissent.

Le prochain chapitre qui arrivera samedi est le plus long (et de loin) de tous, alors à très vite et surtout, prenez soin de vous.

Bonne lecture !

* * *

Jésus comptait les jours qui le séparaient du départ de Lucie et d'Amandine, sans parvenir à savoir s'il désirait que ce jour advienne ou au contraire s'il souhaitait le retarder le plus possible. Amandine était jeune, vive, véritablement passionnée par les oiseaux, elle envahissait son jardin et ses précieuses serres et montrait une curiosité somme toute bien normale pour une enfant de cet âge. Lucie était réservée mais sympathique, grande amatrice de thé, elle se contentait des espaces que Jésus lui avait indiqué pouvoir utiliser, et elle était une femme.

Elles représentaient tout ce que Jésus n'avait jamais eu, ni même rêvé d'avoir, et tout ce qu'il n'aurait jamais. Un sentiment doux-amer, composé du bonheur de les avoir, ne fût-ce que brièvement, avec lui, et du regret inavouable de ce qu'était sa vie. Ou plutôt sa non-vie. La réaction stupéfaite du personnel face à ses deux charmantes invitées témoignait de l'image que tous avaient de lui. Oh, bien sûr, il l'avait toujours su, mais rien n'était plus désagréable que de sentir la réalité de ce sentiment le heurter à chaque interaction qu'il avait avec Amandine et Lucie.

La remise en ordre du système électrique de leur quartier était censée prendre trois jours, qui se transformèrent en huit longues journées. Jésus se sentait constamment dépassé, incapable de savoir ce qu'il était censé dire, faire ou même penser, tandis que son quotidien patiemment élaboré pendant des années volait en éclats. Tout d'abord, Lucie l'accompagnait souvent dans ses moments de tranquillité à la bibliothèque. Elle avait du mal à lire les grands classiques mais s'était pourtant lancée dans la lecture assidue de Proust, conseillée par Jésus dans l'un de ses trop rares emportements passionnés. Ils lisaient chacun de leur côté, reliés par une théière de thé. Rien ne faisait plus plaisir à Jésus que de lire seul, sans le bruissement des pages du dictionnaire lorsque Lucie bloquait sur un mot, sans même la respiration d'un autre être vivant à ses côtés ; et pourtant il appréciait les échanges qu'ils pouvaient avoir à l'issue de ces moments, lorsqu'elle parlait un peu de son ressenti du livre.

Et puis Amandine. Amandine harcelant la cuisinière pour tester toutes les pâtisseries et autres friandises en avant-première. Amandine qui s'était mise en tête d'explorer chaque pièce du manoir, dans l'optique d'un recensement au but connu d'elle seule. Amandine le poussant dans les retranchements de sa connaissance ornithologique lors des heures qu'ils passaient à observer les oiseaux. Son manoir, entouré d'un cocon forestier, était isolé des bruits de la petite ville, pourtant pas si lointaine, et son domaine était le refuge de nombreux animaux, dont les mésanges qui fascinaient tant la petite fille.

Il comptait les jours qui le séparaient de sa quiétude méritée, tout en redoutant l'âpreté de la solitude qui s'ensuivrait nécessairement.

Le mercredi de la semaine suivante, il fut l'heure pour Amandine et Lucie de réintégrer leurs pénates. Amandine n'avait pas école le mercredi, ce pourquoi elle avait couru partout dans le manoir toute la journée, surexcitée. Jésus restait désemparé devant son agitation, et Lucie se contentait de gronder gentiment sa fille, ce qui n'avait aucun effet.

Dans l'après-midi, Lucie rassembla leurs affaires et descendit leurs deux sacs bombés, sous les hululements, barrissements et autres bruits de la jungle de sa fille. Ils firent un goûter tous les trois, dans l'une des vérandas entourées de végétation, et même Jésus se laissa aller à un peu de gourmandise. Lucie et lui papotèrent tandis qu'Amandine les écoutait attentivement, subitement plus réservée. Puis ils se dirigèrent vers l'entrée, Lucie enfila son manteau à Amandine. Toutes deux se dirigèrent vers la porte, Daniel ayant déjà chargé les sacs dans la voiture qui allait les ramener chez elles. Lucie le remercia une nouvelle fois pour son accueil et sa bienveillance. Elle emportait dans son bagage Du côté de chez Swann

Amandine se planta devant Jésus et exprima très précisément la préoccupation qui l'avait travaillée tout l'après-midi.

- Je ne veux pas partir, mais mes jouets me manquent quand même. Est-ce que je pourrais revenir ?

Visiblement, la question la tracassait, et Jésus se sentit bêtement content de son incertitude.

- Bien sûr.

Une réponse brève pour ne pas bégayer et ne pas trahir sa joie. Lui aussi avait envie de la revoir. Après avoir été empli de tant de lumière, il lui paraissait insupportable de replonger dans le noir.

Le compte à rebours arrivait à son terme. Tout s'acheva très vite, comme un pansement qu'on enlève d'un coup vif pour ne pas avoir mal, ou plutôt l'illusion d'avoir moins mal.


Les mésanges et JésusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant