Chapitre 14 - Prisonniers

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— Pouah ! dit Evanna en repoussant le bol que Frère Albin lui tendait. C'est dégoûtant ! On croirait de la boue ! Et ça sent le pipi de chat !

— Eh bien, habitue-toi : tu vas en manger encore longtemps, grimaça son ami.

— Je pourrai jamais !

— Crois-moi, si, répliqua sombrement Darkalu. C'est le seul repas que tu auras de la journée. Chaque jour, jour après jour. Tu n'auras rien d'autre. Et ce bol est la seule confirmation que tu vas vivre un jour de plus. On ne nourrit que les prisonniers qu'on n'exécute pas. Bientôt, tu seras reconnaissante de voir arriver ce bol. Pas parce que tu le trouveras bon, mais parce qu'il signifie que tu ne vas pas mourir. Pas encore.

Evanna observa à nouveau le bol fumant et nauséabond, mais elle ne put s'y résoudre. Elle se contenta du morceau de pain dur qu'on leur avait apporté, qu'elle ramollit dans un peu d'eau croupie.

Plus courageux qu'elle, Frère Albin avala sa soupe d'une traite, sans respirer, puis il blêmit, immobile, attendant que la nausée passe. Enfin, il lui sourit faiblement. Evanna lui rendit son sourire, admirative et écœurée.

Elle se demanda combien de temps elle croupirait en prison avant que quelqu'un vienne la chercher. Peut-être toute sa vie ? Et peut-être que ce serait plus terrible encore si on ne venait la chercher que pour l'exécuter ? Elle se surprit à espérer que tout ceci n'était qu'un cauchemar, qu'elle allait se réveiller, allongée sur la paillasse qui leur servait de lit, à son frère et elle, dans le fond d'une impasse, sous une sorte de cabane constituée de vieilles caisses récupérées dans la ville.

Elle regrettait sa vie d'avant, difficile, mais dont elle connaissait au moins les règles. Elle regretta d'avoir trouvé cette lettre de Miraca Allaso qui avait fait s'écrouler son monde. Kéros lui manquait.

— Dépêchez-vous d'avaler ! grogna le garde. Le chef cuisinier veut récupérer sa vaisselle !

Darkalu leva les yeux au ciel, finit sa soupe d'une lampée et glissa son bol et le pichet d'eau vide par la trappe du passe-plat, au niveau du sol. Une ouverture bien trop petite pour qu'un prisonnier s'échappe, même aussi menu qu'Evanna.

Il fallait pourtant qu'ils sortent de là ! Mais comment faire pour que cette porte massive s'ouvre ?

— Vite ! hurla le garde. Dépêchez-vous !

Frère Albin glissa sa vaisselle et celle de la petite sans répondre, et le geôlier verrouilla la petite trappe avant de s'éloigner en crachant par terre et maugréant.

— Quel horrible garde ! se plaignit Evanna. Il est toujours aussi méchant ?

Le religieux hocha la tête d'un air excédé, mais il posa tout de même un doigt sur ses lèvres avant de murmurer :

— Méchant, idiot, mais susceptible, alors moins fort ! Si tu le contraries, il peut tout aussi bien nous priver d'eau et de nourriture que nous faire torturer ou pire...

— Vive la liberté d'expression, ronchonna Evanna à voix basse.

Elle se renfrogna un moment, puis elle s'exclama en sourdine, le regard brillant d'une farouche détermination :

— On ne peut pas rester ici ! Il faut qu'on s'échappe !

Darkalu avança son visage couturé de cicatrices dans le halo des torches tombant de la minuscule ouverture de la porte.

— Admettons qu'on puisse sortir de cette cellule qu'ils n'ouvrent jamais et qu'on parvienne à mettre un garde armé hors d'état de nuire à mains nues... que fait-on de la dizaine de gardes au moins qui sont de faction entre notre cellule et la sortie de la prison ?

Frère Albin soupira et s'adossa contre le mur aux côtés d'Evanna. Un lourd silence s'abattit alors sur la cellule.

***

— Vous pensez qu'on peut sortir ? demanda Keros.

— Oui, murmura Tristan. Je crois.

— Sûr ? On ne se fera pas capturer comme Evanna ?

La voix de Keros tremblait.

— Je ne pense pas, tenta de le rassurer l'ancien empereur.

Les deux amis sortirent en silence de leur cachette au creux d'un tronc d'arbre, aux aguets, l'oreille tendue vers les sons de la forêt, leurs regards tentant de percevoir des mouvements dans la quasi-obscurité.

Soudain, une silhouette jaillit derrière eux, bloquant toute retraite vers leur arbre et les menaçant d'une épée.

— Vous ne volerez plus rien quand vous serez morts ! gronda une voix cruelle dans le calme de la forêt.

C'est fini, pensa Keros. Ils vivaient les dernières secondes de leur vie. Il était pétrifié, comme Tristan, impuissant face au garde armé. Ils étaient perdus.

Tout d'un coup une ombre surgit derrière le garde et celui-ci s'écroula. Tristan scruta les alentours à la recherche de leur sauveur : il ne trouva rien.

L'ombre avait disparu.

Le Démon aux yeux rouges - Tome 1 - Le Royaume des GlacesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant