Appel

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«  Vous êtes un oiseau de nuit. »

La voix de l'Inspectrice, il le perçut tout de suite, sonnait étrangement mélodieuse. Pas que sa voix habituelle fut désagréable : mais elle était plus maîtrisée. En une phrase, il sentit une chose étrange le saisir, un mal-être du ventre vers les mains, du ventre vers la tête.

« Inspectrice ? »

Sa voix à lui n'était pas aussi à l'aise qu'au téléphone Rouge. Plus hésitante, moins Professeur.

« Je n'étais pas sûre que vous décrocheriez.

⁃ C'est que je ne suis pas certain de savoir mener une conversation. »

C'était vrai : Raquel eut un éclat de rire au téléphone.

Un rire. Ça c'était nouveau. Un rire si franc, qu'il eu une seconde d'étrange doute.

« Raquel ? Vous —-

⁃ Inspectrice, s'il vous plaît. »

Il se tut un instant.

« Pourquoi tenez-vous à ce point à cette nomination ? »

Une goutte tomba dans son hangar, et il s'assit, puis se releva aussitôt. Tout lui semblait terriblement inconfortable. Il n'aimait pas l'imprévu de ces conversations au téléphone et lui parler sans spectateurs, était en vérité bien plus difficile que ce qu'il avait pu envisager.

« Vous savez pourquoi. »

La voix de la femme au bout du fil était douce, plus qu'elle ne l'avait jamais été. Un accent triste entourait ses syllabes comme du coton.
Il ne répondit rien, à court de mots.

« Non ? Vous ne savez vraiment pas ?

⁃ Si. Vous ne voulez pas que j'utilise votre prénom si — »

Elle le coupa sans brutalité ( Ça commençait à devenir une habitude. )

« Non, vous ne comprenez rien. Ça n'est pas juste parce que c'est un premier pas. Une première porte pour me connaître. Vous connaissez ma voix, mon visage, mes inflexions, ce que je porte, ma vie, ma famille. Vous ne trouvez pas ça injuste ? Je ne sais pas qui vous êtes. En vérité, je n'ai rien de vous dont je sois certaine de la véracité. Ce rapport-là est peut-être obligatoire sous la tente, mais pas ici. »

Il avait retenu sa respiration. À une heure trente-deux du matin, encore en costume, le téléphone à l'oreille et les yeux détaillants le mur, voilà le tableau qu'offrait le Professeur en cet instant.
C'était une boulimie : il en avait conscience. Il voulait toujours savoir, tout savoir. Connaître les mimiques, les mouvements de mains, ses comportements lorsqu'elle était à l'aise. C'était une boulimie, il l'avait toujours eue au creux de son ventre comme un petit monstre à part dont il ne pouvait se défaire, et ce monstre voulait dévorer l'Inspectrice.

De l'autre côté de la ligne, un klaxon retentit, fort.

Il eut une seconde de réflexion, sourcils froncés, avant d'articuler.

« Raquel. Vous —

— Inspectrice. » corrigea-elle. Il ignora et reprit.

« Raquel vous êtes dehors ? »

Il y eut un silence hésitant, et il se mit la tête entre les mains avec un sourire épuisé.
Puis une voix pleine de sourire admit.

« Oui, possible. »

Cette femme était un cauchemar.

« Il est tard. Vous êtes dehors.

— Possible aussi. Qu'est-ce que vous êtes doué aux devinettes ! »
Le sarcasme dégoulinant de ces derniers mots ne lui échappa pas.
Un rire clair suivit cette déclaration.

« Je vais vous laisser Professeur. Je n'ai plus de batterie. »

Il se figea une seconde. Était-ce un message ? Avait-elle fait le lien ? Impossible. Il n'y avait rien, absolument rien qui le reliait lui, et l'homme du Café.

« Rentrez chez vous.

— Arrêtez de me donner des ordres Professeur. »

La voix ajouta presque aussitôt, comme après un instant de réflexion.

« Qu'est-ce que vous êtes chiant. »

Il y eu un nouveau silence. Et le Professeur manqua de se taper la tête contre le mur d'avoir raté une telle évidence.

« Raquel. Vous êtes saoule ?

⁃ Bien sur que non ; je vous parle.

⁃ Vous êtes juste saoule et contrôlante. »

Il y avait un zeste d'amusement dans ses paroles.

«  N'en faites pas un plat, je ne suis pas saoule. Je me suis laissée emporter. Bien que ça ne vous regarde absolument pas.

⁃ Raquel, vous êtes en voiture ? »

⁃ Évidemment, je n'ai pas mon permis pour le tapis volant. »

Il aurait pu en rire, si la situation avait été un peu moins absurdement catastrophique.

————

Raquel n'était pas saoule.
Elle n'était seulement pas en état de conduire une voiture.
Et le bar était loin de tout. Confortable. Invisible. Un cocon chaud et tendre dans une semaine de merde.

Elle repensait à ses années de faculté, où, entraînée par de drôle d'amie, elle finissait parfois à danser sur les tables en riant. C'était bien loin.

« Raquel, où êtes-vous ? »

Une réponse vulgaire manqua de franchir ses lèvres, et elle eût un léger rire.
Le Professeur au téléphone avait l'air inquiet ! Si elle se faisait écraser, peut-être qu'ils lui enverraient Alicia. La seule pensée de cette folle au commande la fit sourire.

« Raquel, je veux juste vous appeler un taxi. Ou êtes-vous ?

⁃ Embêtant de ne pas savoir ?

⁃ Ça n'est pas le moment de jouer à ça, Inspectrice.

⁃ Il n'y a pas d'heure pour ça Professeur, vous le sauriez si vous aviez flirté un peu. »

Il y eu un silence au bout du fil.

« Vous vous demandez si je flirt avec vous maintenant ? » Reprit-elle d'un ton amusé en s'accoudant au bar. Trois pour-cent restant.

« Où êtes-vous ?

⁃ Votre nom ?

⁃ Pardon ?

⁃ Donnez moi votre nom et je vous dis où je suis.

⁃ Quel chantage pathétique Inspectrice. »

C'était justifié : et cette vérité piqua au vif Raquel. Elle posa son téléphone contre le bar et se leva, éblouie délicieusement par les lumières multicolores.

Elle ne raccrocha pas.

Elle passa quinze bonnes minutes encore dans l'ambiance rassurante d'un jeu de cartes un peu alcoolisé, où son habitude de travailler avec des hommes lui avait conféré une place sans trop de difficultés. Quinze belles et longues minutes, avant qu'un de ses compagnons de fortune sorti fumer ne rentre, l'air bougon.

« Un taxi pour Murillo devant ! »

Il enfonça les mains dans les poches et roula des épaules.

« De la part d'un certain Sergio. »

Elle rejeta la tête en arrière, sourit, et sortit après un bref au revoir à ces visages qu'elle oublierait aussitôt la porte franchie. L'air glacial la saisit, lui clarifiant les poumons instantanément. Une voiture clignotait devant. Elle monta.

Adieu Professeur.
Bonsoir Sergio.

De vous à moiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant