You're not welcome on board.

Chapitre 16

   Je ne vois rien. Je n'entends rien, je ne sens rien. Je ne perçois rien. Je ne sais pas si mes yeux sont fermés ou ouverts. Je ne sais pas si je flotte dans l'eau ou dans l'air. Je ne sais pas si je suis allongée ou debout, je ne sais pas si j'ai chaud ou froid. Je ne sais même pas si j'ai un corps.

   Non, ça me revient. Je n'en ai pas. Je n'ai pas d'enveloppe physique. Pas de doigts pour toucher, pas de pieds pour palper, rien. Je ne suis qu'une conscience, intangible. Qu'est-ce que je fiche dans cet état... Où suis-je ? Pourquoi est-ce que...qu'est-ce que je fais là ? Comment... Quand ? Les questions se succèdent anarchiquement sans qu'une réponse ne vienne les calmer.

   La grenade. La femme et son enfant, les Marines. Oh, ça me revient. Tout me revient. Des fragments de la scène me tombent violemment dessus, d'abord en désordre, puis en suivant une certaine chronologie, jusqu'à former une frise d'événements qui retrace les dernières minutes...dernières minutes de quoi ? Ça y est, ça me revient. Putain, je suis morte. C'est bien ma veine.

   Je suis dans l'Entre-deux, cette espèce de dimension qui n'est régie ni par l'espace, ni par le temps. A chaque mort, je reviens ici. Je ne sais pas ce que c'est, je n'ai aucune explication scientifique. Une espèce de sas où mon esprit repose en attendant la réparation du corps. Je ne sais jamais combien de temps cette réparation dure. Tout est distordu, ici, et personne n'a jamais chronométré. Mon corps se rafistole, mais pas complètement. Juste assez pour être viable. Les quelques organes qui ont éclaté dans l'explosion se recollent, se réassemblent pour redevenir utilisables. La peau se recoud, les plaies se referment, mais pas parfaitement. Des cicatrices demeurent, des traces indélébiles, même après la mort.

   Tout à coup, un éclair de douleur me scinde en deux. C'est assez paradoxal de ressentir une souffrance aussi vive sans avoir de corps. Lentement, je sens une espèce de vertige me gagner, ainsi qu'un malaise indescriptible. Une sensation de chute me gagne brutalement, comme si je tombais du haut d'un gigantesque précipice. Étourdie par ce mélange de brusquerie et de lenteur, de déplacement et d'immobilisme, je perds mes repères et me résous à endurer cette étrange scène.

   Un bruit sourd interrompt tout. Un second, puis un troisième. Le cœur qui bat, qui reprend sa course infatigable. Le cœur qui tambourine régulièrement, battant la mesure, comme une partition millimétrée. Je prends soudain conscience d'être là, d'être à un endroit précis et non plus partout et nulle part à la fois. Je suis de retour.

   Une panique viscérale me fait ouvrir les yeux. Je n'arrive pas à respirer, pas à bouger, pas à parler. La lumière m'agresse, mais la terreur sourde de sentir ses poumons se contracter sans pouvoir se gonfler d'air est bien pire. Je ne parviens même pas à me redresser pour me mettre dans une meilleure position. Je crains un instant de mourir à nouveau, lorsqu'une douleur vive à la joue me surprend tellement qu'une grande bouffée d'oxygène s'infiltre dans mes poumons, me sauvant d'une pénible asphyxie.

   « Kyrsten-ya, tu m'entends ? Kyrsten-ya, serre ma main si tu m'entends.

   — Laisse-la reprendre sa respiration au lieu de lui hurler dessus !

   — Amène-moi une couverture, elle est en hypothermie !

   — Vérifie son pouls et sa tension !

   — J'allais le faire !

   — Taisez-vous, vous me filez mal au crâne... »

   La conversation s'arrête dès qu'un filet de voix sort de ma bouche. Je me redresse sur les coudes, les yeux réduits à une fente pour lutter contre la violente luminosité des lieux. La panique reflue doucement, laissant place à l'inconfort pâteux d'un réveil brutal après une longue beuverie. La première chose que j'aperçois est le grand cœur tatoué sur le torse de Law, mais je penche la tête un peu en arrière pour rencontrer son regard sévère. Derrière lui, Ikkaku tire une tête soulagée et se laisse tomber sur une chaise, épuisée. Je suis de retour au Polar Tang, dans un des blocs opératoires austères et blancs. La régénération ne s'est pas faite instantanément.