Chapitre 21

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   Mes doigts trouvent péniblement la bouteille de saké dans l'obscurité. J'en prends une généreuse lampée, l'alcool me dégouline sur le menton. Ça réchauffe l'œsophage et l'estomac en cette froide nuit. Le croissant de lune ressemble à une étoile. Un halo éclatant l'entoure, comme des rayons lumineux qui dansent dans le ciel noir. C'est beau, cette chorégraphie improvisée. Je crois que ça me plairait de faire pareil, d'étendre mes bras brillants, de tourner sans m'arrêter.

   Je suis tout à coup prise d'une violente quinte de toux. Un filet de sang gicle sur le bastingage sur lequel je suis assise. On m'a administré l'antidote bien trop tard, les effets de la lewisite se font encore sentir. Law a dit que ma vie ne tenait qu'à un fil lorsqu'il m'a récupérée. Il aurait mieux fait de couper ce fil plutôt que de tenter de le solidifier. Je ressemble à un cadavre qu'on a déterré après quelques jours de décomposition. Des lambeaux de chair entiers sont arrachés, dévoilant mon derme à vif. Quelques vilaines cloques ne se sont toujours pas résorbées et ma peau semble se déchirer dès que je l'effleure.

   Le soupir que je lâche me fait grimacer, mes poumons protestent. J'ai mal, j'ai terriblement mal. Partout, tout est douloureux. Le saké atténue cette souffrance, la camoufle derrière une brume inhibante. Le saké est mon remède. Il me permet de ne pas penser ou de trop penser, je ne sais pas. Les idées s'accumulent, repartent, reviennent et disparaissent de nouveau dans le ballet lent et confus de l'alcool.

   Parfois, je pense à Law, je me dis que je le hais, que je le déteste, qu'il est le plus grand égoïste du Nouveau Monde. Puis je me rends compte que je ne le déteste pas, mais que je ne ressens rien pour lui, absolument rien. Je suis indifférente à cette personne qui m'a causé autant de bien que de mal. La seconde suivante, je veux pleurer dans ses bras, lui raconter toute ma souffrance, je veux qu'il m'écoute sans chercher à me consoler. Et le cycle reprend, encore et encore.

   « Quel enfoiré, c'lui-là, je ricane en reprenant une gorgée de saké. 'Mérite des claques, vraiment. »

   Le journal d'il y a deux semaines est paru avec en première de page cet intitulé en caractères gras : « Dernier acte de la divine comédie, les Dragons se sont brûlé les ailes ». Nul doute que la ligne éditoriale n'est pas une grande alliée du Gouvernement, pour avoir osé un titre aussi provocateur. Le décès de vingt-et-un Dragons Célestes a été annoncé, officialisé. La cause, un incendie terroriste lancé par on-ne-sait qui. Les théories vont bon train, certains supposent un coup magistral de l'Armée révolutionnaire, d'autres une révolte des esclaves, mais cette dernière est mise à mal par les dizaines d'autres cadavres carbonisés retrouvés dans le château.

   J'ai ri en lisant. Ou bien j'ai haussé les épaules, je ne sais plus. Je m'en fous.

   Je me relève, chancelante. Je me fous d'avoir été à l'origine de la mort de tous ces gens. Je me fous d'être le mystérieux visage de cet attentat que tant de gens attendaient. Je reprends une rasade de saké, mais pas une goutte ne tombe. La bouteille est vide. Je la lance sur le pont, dépitée. Elle ne sert plus à rien.

   Debout sur le bastingage, les pieds en équilibre sur la fine rambarde, je contemple la mer noire. Les vagues frémissent avec la lune, comme deux partenaires de danse qui se livrent à leur prestation. La mer est belle, profonde, insondable. Je veux danser avec elle, la rejoindre, exécuter cette envoûtante chorégraphie avec elle. Je n'aurais plus mal avec elle. Elle pansera mes blessures, elle guérira mes maux.

   « M'accorderez-vous cette danse, ma jolie ? » je souffle avec un faible sourire.

   Peut-être que je glisse, peut-être que saute, je ne sais pas. Je préfère croire que je saute, ne serait-ce pour me donner l'impression que je contrôle encore quelque chose. Je tombe dans la mer glaciale dans un bruit de détonation. Des milliers de bulles s'élèvent autour de moi, s'échappent de mon nez et de ma bouche. Les yeux me piquent, agressés par le sel, mais ce n'est rien, comparé à l'insoutenable incandescence qui gagne tout mon corps. L'eau n'apaise rien, ne soulage pas. Elle poignarde chaque parcelle de peau, attaque avec véhémence mes brûlures. J'ai l'impression de revivre l'incendie de l'autre jour dans cette étreinte glaciale. Je hurle, mais pas un son ne sort. L'eau m'a trahie à son tour. Je n'ai que ce que je mérite.

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