Chapitre 4.2

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Saal se réveilla seul à minuit. Il avait encore en lui les échos désagréables d'un songe dérangeant – un cauchemar plein de flammes, de haine, et d'ombres blanches qu'on effleure. Il connaissait ces sensations. C'était mauvais signe.

Saal se tint allongé quelques instants encore, le temps d'écarter les dernières bribes du rêve. Puis, il repoussa ses couvertures et rejoignit sa compagne de voyage auprès du feu. Les flammes étaient encore vives, comme si elle les avait entretenues toute la nuit.

Dia était, comme il s'y attendait, dans un bien piteux état. Recroquevillée à même le sol, tremblant de tout son corps, elle avait les joues trempées de larmes et le souffle inégal. Son regard hagard était égaré dans le feu. Il n'avait pas besoin de lui demander ce qu'elle avait vu. Cloé avait eu une vision similaire, trois ans plus tôt, une journée avant qu'ils ne sauvent Ana du bûcher.

Et trois jours avant qu'elles ne meurent toutes les deux.

Ni Dia, ni personne ne mourrait. Ce serait l'échec de trop pour le voyageur.

Avec toute la douceur dont il était capable, Saal s'accroupit auprès de sa compagne. Elle semblait l'avoir à peine remarqué. Posant une main rassurante sur son épaule tremblante, il murmura :

– Où était-ce ?

– Je ne sais pas, fit-elle dans un souffle. Une ville pas très grande. Mais il y avait l'air d'avoir beaucoup d'habitants. Et beaucoup d'Inquisiteurs.

Elle frissonna.

– Peut-être était-ce Tedo. C'est la ville la plus proche, et la mieux contrôlée. Nous pouvons y être en quelques heures.

– Ça se passait à l'aube.

– Nous y serons à l'aube.

La jeune femme releva la tête vers lui. Son regard était plein de désespoir, et Saal imagina tout ce qu'elle avait pu ressentir. Lui-même n'avait jamais eu de telle vision, mais il se souvenait que Cloé avait beaucoup pleuré en la lui racontant.

– Ça n'est pas encore arrivé ?

– Non, et cela n'arrivera pas. Personne ne mourra.

Il lui sourit.

– J'arrive toujours au bon endroit au bon moment, tu sais ? S'il faut sauver quelqu'un, on le sauvera. 

Ils arrivèrent à Tedo alors que l'aube pointait, comme Saal l'avait promis. Tous les citadins semblaient s'être rassemblés sur la grande place, sous l'œil d'une dizaine d'Inquisiteurs. Un sentiment d'injustice familier tordit le cœur du voyageur. Même après toutes ces années, même après tous ces bûchers qu'il avait vus et ceux qu'il avait empêchés, l'insouciance des Sigiciens le révoltait.

Ce n'est qu'un spectacle pour eux.

Jamais le peuple de Sigice n'était plus uni qu'aux bûchers. Souvent, les Inquisiteurs les organisaient à l'aube ou au crépuscule, pour ne pas perturber le travail des citadins et permettre à tous, sans exception, d'y assister. Il était malvenu d'ignorer l'évènement. Les nobles bien mis côtoyaient les miséreux, les gamins des rues et ceux des bourgeois injuriaient ensemble le condamné. Tous hurlaient d'une seule voix la haine que le pays vouait aux sorcières. C'était à qui haïrait le plus.

A côté du voyageur, Dia pleurait. Saal posa une main rassurante sur son épaule. Il la sentit trembler.

– On va s'approcher un peu, chuchota-t-il.

D'ici, il ne voyait du bûcher que les plus hautes flammes. Il espérait qu'il restait quelqu'un à sauver.

Sachant l'effort que cela coûterait à sa compagne, Saal lui saisit le bras avec délicatesse avant de l'entraîner au milieu de la foule. Il savait que s'il la lâchait, elle craquerait. Elle suivit sans résistance, assommée par les cris, la fumée et les bribes de rêve qui sans doute la hantaient. De sa main laissée libre, le voyageur se fraya un passage jusqu'au premier rang. Le plus près possible du bûcher.

Ils étaient si près des flammes, à présent, que Saal sentait leur chaleur sur sa peau. Dia tremblait, les yeux rivés au spectacle cruel que formait le corps d'une jeune fille en pleine calcination. Lui-même ne regardait pas. Il avait eu le malheur de voir, la première fois qu'il avait assisté à un bûcher, et il ne tenait pas à réitérer l'expérience.

– Tu avais dit que nous serions là à temps... murmura Dia.

Sans un mot, il lui désigna un groupe d'Inquisiteurs, sur leur droite, qui encadraient une seconde jeune fille.

– Nous le sommes. C'est elle que nous allons sauver.

– Et comment ?

Il réfléchit un instant.

– Nous allons distraire les Inquisiteurs.

Saal ferma les yeux, lâchant du même coup l'épaule de sa compagne. Il fallait juste qu'il se concentre un moment.

J'aurais besoin que vous m'aidiez.

Il perçut, comme à travers un voile cotonneux, l'exclamation de surprise que poussa Dia lorsqu'elle comprit. Les ombres blanches étaient froides, après la chaleur du bûcher.

– Regardez ! Regardez !

C'était un homme qui avait hurlé, au bord de l'hystérie ; et d'autres le rejoignaient, de plus en plus paniqués. Saal sut qu'il avait réussi. Il rouvrit les yeux.

Au-dessus du corps noirci de l'enfant martyr, un oiseau majestueux déployait ses ailes de feu. Il s'élevait avec grâce au cœur du bûcher, jaugeant la foule affolée comme si elle n'eût rien été d'autre qu'un amas d'insectes profanes et misérables. C'était un être sans pareil, un phénix grandiose dont les plumes de flammes étaient teintées d'un blanc surnaturel.

Les Inquisiteurs peinaient à contenir l'émeute. Saal y était peut-être allé un peu fort – mais bon sang, brûler une enfant devant sa sœur ! Il se pencha vers Dia.

– Comment... ? balbutia-t-elle.

– Ils sont distraits. Emmène-la, avant qu'ils croient que c'est elle. Je me charge d'entretenir l'illusion...

Dia le dévisagea encore un instant, incertaine, et tourna les talons. Saal la suivit du regard tandis qu'elle courait vers la jeune fille.

– Allez vers le sud ! 

Pendulum - Les Ombres de la Maître-EspritOù les histoires vivent. Découvrez maintenant