Chapitre 11.1

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La Maître-Esprit marchait d'un pas régulier dans les plaines désertes. Il y avait longtemps qu'elle avait quitté le Foyer, longtemps qu'elle avait quitté le couvert des derniers arbres. Depuis quand avançait-elle ? Un jour, deux jours, deux mois ? Le domaine, désormais charnier vide d'esprits, était loin dans son dos.

La marionnettiste avait choisi une direction au hasard, l'est peut-être, ou bien l'ouest. Sa seule certitude était de ne pas avoir dévié de sa route, regardant toujours devant elle, soutenant le regard de l'horizon solitaire. Dans ses propres yeux durs et froids, il n'y avait plus guère d'émotions. La Maître-Esprit n'avait plus en elle aucune sensation, aucun désir, aucun besoin autre que celui d'avancer, de s'éloigner - pour aller où ?

Dia n'avait emporté que son manteau, une cape d'homme usée et trop grande pour elle, souvenir d'une lointaine existence qui lui semblait appartenir à une autre. Pas de sac, pas de bagage. Elle n'en avait pas besoin. Même l'eau et la nourriture ne lui étaient plus indispensables ; les esprits qui la suivaient lui fournissaient assez d'énergie pour vivre encore cent mille ans.

Ce garde-manger fantomatique formait derrière elle un long cortège funèbre. Il y avait là tout ce qu'il restait des fiers Maîtres-Esprits, et tous les esprits de la forêt du Foyer, en plus de ceux qu'elle avait récupérés en chemin. Il n'y avait plus personne, à présent, qui pût la contraindre à quoi que ce soit. Plus de leçons, plus de brimades. Elle avait obtenu la liberté, en plus de la puissance.

Et maintenant ?

Diafthora sentait sur elle les regards accusateurs et entendait les murmures de reproches. Tous les amuletum de Sigice n'auraient pu rendre leurs présences supportables. C'était elle qui l'avait voulu pourtant.

Elle n'avait pas prévu les murmures, ni les milliers d'yeux posés sur elle.

C'était désagréable.

Dans un élan de rage, et de folie peut-être, elle les fit tous taire d'un geste. Cela ne lui demanda pas beaucoup d'énergie, puisqu'elle utilisait la leur. Mais, si muets qu'ils fussent, ils n'étaient pas aveugles, et leurs yeux la fixaient encore. La présence de Saal derrière elle l'irritait, celle de Sofia plus encore. Ne pouvaient-ils pas la laisser tranquille ? Diafthora les renvoya sans ménagement à la fin du cortège, entre Monito et une gamine abandonnée dont elle avait oublié le nom - Bénédicte ? Quelque chose comme ça.

Ils marchèrent longtemps, mais ni la Maître ni ses morts ne ressentaient la fatigue. Elle puisait constamment de l'énergie en eux. Ses Ombres. Tel était leur nom, à présent, à ces présences écrasantes qu'elle traînait derrière elle. Elle savait qu'ils ne l'aimaient pas ; elle-même n'était pas sûre de les apprécier vraiment. Ils étaient son arme, pas ses amis, juste une traînée fantomatique au milieu de laquelle elle se sentait terriblement seule.

Seule avec ses Ombres, seule parmi ses Ombres.

Tant pis ; il faudrait bien qu'elle s'y fasse. C'était le prix du pouvoir. Elle eut une pensée pour Aeternus, ce Fondateur que les Maîtres-Esprits adulaient tant. Quelle ironie ! Voilà qu'ils servaient son parfait opposé. Car Diafthora était tout l'inverse de lui, elle le savait. Il avait eu le respect ? Bien. Elle avait la puissance.

Quelque part dans la nuit, un voyageur croisa leur route. D'où venait-il ? Où étaient-ils ? Ni la Maître-Esprit, ni ses Ombres n'avaient de réponse à apporter. Ils n'avaient croisé aucune maison depuis leur départ du Foyer, rien d'autre que ces plaines vides à perte de vue, et maintenant cet homme.

Le voyageur, en voyant cette sorcière venue tout droit d'un conte à effrayer les enfants, s'arrêta tout net au milieu du sentier. Il est vrai que la marionnettiste avait de quoi faire peur. Pâle, échevelée, elle était drapée dans sa grande cape sombre et élimée qui la faisait paraître plus maigre. Elle n'avait pas dormi depuis des jours sans doute, car la fatigue ne la prenait pas, et de larges cernes violettes s'étendaient sous ses yeux à la clarté implacable. Ses Ombres allaient derrière elle, formant une longue traînée blanche et brumeuse dans la nuit sans lune.

Cela alla très vite, comme un réflexe. Diafthora envoya sur le voyageur terrifié une Ombre au hasard, et le voyageur, sans pouvoir rien faire d'autre que trembler, resta prostré dans la poussière du sentier. Sa bouche s'ouvrit sur un cri muet, ses yeux s'agrandirent. Ensuite, lorsque son corps devint mou et inerte comme une poupée de chiffon, la sorcière rappela à elle l'esprit de sa victime. Elle fit revenir à elle son Ombre meurtrière - c'était Angel, avec sa plaie sanglante au crâne et ses yeux infiniment tristes - et la renvoya dans le cortège, près d'un vieillard qui avait un jour été son professeur. Un sourire se dessina sur ses lèvres.

Diafthora se sentait puissante. Démente, puissante et maléfique, comme la méchante d'une histoire qui ne lui appartenait plus. Cela lui plaisait bien plus qu'elle ne l'aurait cru.

Même si l'amuletum froid contre sa peau ne pouvait la protéger de la haine de ses Ombres.


Pensif, le vieil homme tournait et retournait sans cesse son pendentif dans ses mains ridées. C'était une pierre ronde et lisse, de la tourmaline noire, gravée de neuf fleurs qui recouvraient toute sa surface : une rose, une lavande, un lys, un œillet, un géranium, une anémone, un iris, une tulipe et une alysse. Il y tenait plus encore qu'à la prunelle de ses yeux. L'avoir avec lui le rassurait et l'aidait à se concentrer.

Et ce jour-là, plus qu'à l'accoutumée, il avait besoin de réfléchir. Il était arrivé quelque chose. Une chose terrible, qui l'avait heurté au plus profond de son âme, une énergie trop puissante qui d'un coup s'était libérée. Cela avait été si fort que le vieillard avait dû s'appuyer contre le mur, chancelant, avec l'impression désagréable d'avoir été frappé par un ennemi fourbe et invisible. Ses esprits avaient accouru lorsqu'il s'était assis, étourdi par la douleur, sur le seuil de la petite demeure qu'ils avaient construite sept ans auparavant, et ils étaient encore à ses côtés à présent qu'il se reprenait.

Le vieil homme les passa tous en revue avec tendresse. Ils semblaient l'avoir ressenti, eux aussi, ce grand bouleversement d'un monde, d'une dimension, que jamais aucun profane ne pourrait entrevoir. Les esprits étaient nerveux, effrayés même. Il les réconforta.

Un mort ne devait jamais souffrir.

Le vieil homme, avec toujours sur son visage une lueur pensive, observa longuement sa demeure, en imprimant chaque pierre dans sa mémoire. Il voulait en garder une image fidèle et précise avant de la quitter, peut-être à jamais.

Il se remémora tous les instants qu'il avait passés là, au milieu de ces esprits qu'il avait choisis comme famille. D'ailleurs, il avait sans doute quelques parents défunts parmi les centaines de morts. D'aucuns auraient jugé cette compagnie malsaine ; lui l'aimait au point de ne plus pouvoir s'en passer. Il n'avait fréquenté au cours de ces sept dernières années que des esprits, refusant de côtoyer les vivants.

Et maintenant ?

Maintenant, il allait partir. Il sentait que son exil devait prendre fin. Il n'était plus question d'observer sans rien faire le monde extérieur, plus question de se complaire dans sa demi-solitude comme un ermite macabre. Quelque chose, dans cet au-dehors qu'il évitait, avait perturbé l'équilibre de l'Au-Delà.

Alors, le vieil homme se leva. Sans qu'il eût besoin de dire un seul mot, ses compagnons l'entourèrent.

Pendulum - Les Ombres de la Maître-EspritOù les histoires vivent. Découvrez maintenant