Chapitre 12.2

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Le donjon s'était ouvert pour lui, mais le vieil homme n'entra pas tout de suite. Il se tint immobile dans la cour triangulaire, savourant la neige sous ses pieds et le vent sur son visage. Il goûtait l'air frais qu'il savait ne devoir qu'à l'esprit enchaîné au cœur du labyrinthe. C'était lui qui lui avait soufflé le chemin à prendre, qui lui avait montré chaque tournant, chaque couloir à emprunter. Il se doutait que l'Ombre n'était pas libre, et qu'il n'avait agi que sous l'impulsion de la sorcière impatiente.

Mais il savait que l'esprit voulait cela lui aussi, cette ultime confrontation. Il avait perçu dans ses yeux morts comme une douleur vaine, la souffrance résignée de celui qui ne voit plus qu'un triomphe pour sauver l'échec. Alors, même si l'Ombre l'avait guidé malgré elle, le vieil homme l'avait remercié mille fois, le cœur ému. Et là, devant la gueule béante de ce monstre de tour, il le fit encore, d'une pensée qu'il savait plus apte à lui parvenir que tous les mots qu'il pourrait prononcer.

Enfin, le vieil homme s'avança vers le donjon. Il sentait que son ombre immense planait sur lui comme sur le château tout entier.

Il entama sa longue ascension le cœur vide de toute appréhension et l'esprit serein. Sans hâte, sans hésitation, il s'engagea dans l'escalier en colimaçon. Ses esprits le suivaient du même pas tranquille, prêts à le seconder comme ils l'avaient toujours fait.

Les marches étaient nombreuses. Son errance dans le labyrinthe lui avait semblé une éternité, la montée en fut une deuxième – même pour un homme éternel, deux éternités paraissent bien longues. Et pourtant, le vieil homme ne s'arrêta pas. Il continua d'avancer sans impatience, le pas constant, jusqu'à atteindre le haut de la tour. Là seulement, il s'autorisa à marquer une pause. Debout sur le palier, il laissa le temps à ses esprits de se regrouper autour de lui. Ils avancèrent d'un bloc au centre de la pièce.

La salle était vaste, de taille à accueillir le bal macabre de centaines d'esprits. Les murs et le sol en étaient nus, dépourvus de toute décoration, et nulle fenêtre n'ouvrait sur l'extérieur. L'obscurité n'était percée que par les Ombres de la sorcière et les compagnons du Maître-Esprit, mais leur lueur était si forte qu'on y voyait parfaitement.

La maîtresse des lieux ne daigna même pas se retourner. Elle se tenait dos à la porte, dos à lui, en signe évident de désintérêt. Dans sa main pendante, un amuletum se balançait tel un pendule. Ses cheveux, libres, cascadaient sur ses épaules. Leur brun-roux juvénile était entremêlé de mèches pâles, du même blanc glacial que la neige au-dehors. On aurait dit que l'action conjuguée du froid et des esprits l'avait fait vieillir prématurément.

Et pourtant, son corps drapé d'une simple robe immaculée était celui d'une jeune femme. Elle restait une enfant aux yeux du vieil homme, une enfant que ses jouets avaient dépassée, une enfant corrompue par un pouvoir qui ne lui appartenait pas.

– Tu as tué mon fils, dit-il en guise d'introduction, mais sa voix était douce. J'ai vu son esprit en bas. Il était enchaîné. Combien y en a-t-il dans les couloirs de ce maudit château ?

– Des milliers. Des milliers de fils dans leurs chaînes blanches.

Diafthora se tourna face à lui dans un mouvement gracieux, qui témoignait aussi d'un certain dédain.

– C'est donc toi, le Fondateur vénéré du Foyer ? Un vieil aveugle moralisateur ?

Un sourire se dessina sur les lèvres du dernier Maître-Esprit. Son regard voilé par les ans chercha celui de la sorcière, le trouva, s'y planta. 

– Je n'ai pas besoin de mes yeux pour voir, mes esprits en ont bien assez. Ils comblent ma vieillesse et l'entretiennent.

Il sentait leur puissance ferme à ses côtés. Il aurait pu la tuer. Il était assez fort pour cela.

– Moralisateur... N'as-tu pas besoin qu'on te fasse la morale ? reprit-il.

– Non. Je n'en ai pas besoin. Et tu n'es pas venu pour ça, vieillard, tu es venu me tuer.

– Faux. Je suis venu discuter.

Non ! Tu es venu la tuer !

– Depuis combien de temps n'as-tu pas mangé ? la questionna-t-il de la même voix douce et tranquille. As-tu dormi une seule nuit depuis tes crimes ?

– Que fais-tu ?

Que fais-tu ?

– Je discute.

Tu dois la tuer !

Oui, il devait la tuer. C'était pour cela que le vieil homme avait parcouru tout ce chemin, pour l'empêcher de poursuivre son œuvre morbide, pour libérer les esprits qu'elle s'était appropriés. Il était sorti de son exil comme un vieux héros reclus de retour pour une dernière quête, noble vieillard revenant occire la méchante de l'histoire. Mais ce n'était qu'une enfant, une enfant égarée qu'il pouvait sauver. Son âme n'était sûrement pas perdue encore. Il pouvait l'aider, la remettre sur le droit chemin.

Il ne voulait pas la tuer.

L'amuletum se balançait toujours, dans la main pâle de la sorcière. Il continua :

– Tu n'as rien compris. Tu imites mes méthodes comme si tu en avais le pouvoir. Tu n'arriveras à rien ainsi, sinon à te faire du mal et à faire du mal aux autres. Tes sacrifices à toi sont forcés, et si je vis des dons de mes compagnons, tu survis à force de voler tes esclaves. Car c'est ce qu'ils sont pour toi, n'est-ce pas ? Des esclaves.

C'était pitoyable, rien que des paroles désespérées qui sonnaient faux et ridicules. Où étaient passés ses talents d'orateur ? Un rictus déforma le visage de la sorcière. Les mots du vieil homme étaient vains, et ils le savaient tous les deux.

Un éclair blanchâtre déchira la pénombre de la tour. Le vieux Maître avait espéré échapper au duel, il l'avait espéré tout le long de son voyage, tout le long de son errance dans le labyrinthe et tout le long de sa montée interminable dans le donjon, mais c'était des espoirs aussi vains que l'avait été son discours plaintif. Le combat, dès le début, l'avait attendu en haut de ces escaliers, comme si cette rencontre avait été prédite, comme si tous deux n'avaient existé que pour elle. Il n'y aurait qu'un seul vainqueur, mais l'aveugle se surprit à espérer encore – à espérer que le vainqueur soit la vie pour tous les deux.

Les victimes, de toute façon, seraient inévitables. Le vieil homme vit la première, l'Ombre que la sorcière avait envoyée vers lui, sur lui, pour le tuer. Elle s'évaporait, vaincue.

– Ce ne sont pas mes esclaves... siffla-t-elle.

Leurs esprits à tous les deux avaient envahi la grande salle, face à face comme deux armées qui attendent que la bataille soit lancée.

– Ce sont mes armes.

Et la bataille fut lancée.

Pendulum - Les Ombres de la Maître-EspritOù les histoires vivent. Découvrez maintenant